OUVERTURE DU CONGRÈS PASTORAL DU DIOCÈSE DE ROME
DISCOURS DU PAPE FRANÇOIS
Basilique Saint-Jean-de-Latran
Lundi 19 juin 2017
Comme disait un prêtre: «Avant de parler, je dirai deux mots».
Je tiens à remercier le cardinal Vallini pour ses propos et je voudrais dire une chose qu’il ne pouvait pas dire, parce qu’il est sous le sceau du secret, mais le Pape, lui, peut la dire. Quand, après l’élection, on m’a dit que je devais d’abord me rendre à la chapelle Pauline puis sur la loggia pour saluer la foule, j’ai tout de suite pensé au cardinal-vicaire: «Je suis évêque, il y a un vicaire général…». Tout de suite. J’ai ressenti ça avec sympathie. Et je l’ai appelé. Et d’un autre coté le cardinal Hummes, qui était à mes côtés pendant les scrutins, me disait des choses qui m’ont aidé. Ces deux hommes m’ont accompagné et à partir de ce moment-là j’ai dit: «Sur la loggia avec mon vicaire». Là, sur la loggia. Depuis il m’a accompagné, et je veux le remercier. Il a tant de vertus mais aussi un sens de l’objectivité qui m’a aidé tant de fois, parce que parfois je me mets à «voler» et lui me fait «atterrir» très charitablement… Je vous remercie, Eminence, pour votre compagnie. Mais le cardinal Vallini ne part pas à la retraite, parce qu’il est membre de six congrégations et continuera à travailler, et c’est mieux ainsi, parce qu’un napolitain sans travail serait une calamité, dans un diocèse … [il rit, tout le monde rit, applaudissements]. Je tiens à le remercier publiquement pour son aide. Merci!
Et à vous, bonsoir!
Je vous remercie pour cette opportunité de pouvoir lancer ce congrès diocésain au cours duquel vous aborderez un thème important pour la vie de nos familles: accompagner les parents dans l’éducation de leurs enfants adolescents.
Pendant ces journées, vous réfléchirez sur certains arguments-clés qui correspondent, d’une certaine manière, aux lieux où se joue notre vie de famille: la maison, l’école, les réseaux sociaux, la relation intergénérationnelle, la précarité de la vie et l’isolement familial.
J’aimerais partager avec vous quelques «présupposés» qui peuvent nous aider dans cette réflexion. Souvent, nous ne nous en rendons pas compte, mais l’esprit avec lequel nous réfléchissons est aussi important que les contenus (un bon sportif sait que l’échauffement compte autant que la prestation qui le suit). C’est pourquoi, cette conversation veut nous aider en ce sens: un «échauffement» et puis ce sera à vous de «tout miser sur le terrain». Je présenterai le tout en petits chapitres.
1. En dialecte romain!
La première clé pour entrer dans ce thème, j’ai voulu l’appeler «in romanesco» (en dialecte romain): le dialecte propre aux Romains. Il n’est pas rare que nous tombions dans la tentation de penser ou de réfléchir sur les choses «en général», «dans l’abstrait». Penser aux problèmes, aux situations, aux adolescents… Et ainsi, sans nous en apercevoir, nous tombons en plein dans le nominalisme. Nous voudrions tout embrasser mais nous n’arrivons à rien. Aujourd’hui, je vous invite à penser «en dialecte». Et pour cela, il faut faire un effort important, parce qu’il nous est demandé de penser à nos familles dans le contexte d’une grande ville comme Rome. Avec toute sa richesse, ses opportunités, sa diversité et en même temps avec tous ses défis. Non pas pour nous renfermer et ignorer le reste (nous sommes toujours italiens) mais pour aborder la réflexion, et même les moments de prière, avec un réalisme sain et stimulant. Aucune abstraction, aucune généralisation, aucun nominalisme.
La vie des familles et l’éducation des adolescents dans une grande métropole comme celle-ci exige à la base une attention particulière et nous ne pouvons pas la prendre à la légère. Parce que ce n’est pas la même chose d’éduquer ou d’être une famille dans un petit village et dans une grande métropole. Je ne dis pas que c’est mieux ou pire, c’est simplement différent. La complexité de la capitale n’admet pas de synthèses réductrices, elle nous stimule plutôt à un mode de pensée polyédrique, selon lequel chaque quartier et chaque zone trouve un écho dans le diocèse et ainsi le diocèse peut se rendre visible, palpable dans toutes les communautés ecclésiales avec sa manière d’être propre. L’uniformité est un grand ennemi.
Vous vivez les tensions de cette grande ville. Dans nombre des visites pastorales que j’ai effectuées, on m’a présenté certaines de vos expériences quotidiennes: les distances entre la maison et le travail (dans certains cas, jusqu’à deux heures pour y arriver), le manque de liens familiaux proches, à cause du fait que l’on a dû se déplacer pour trouver un travail ou pour pouvoir payer un loyer; la vie toujours «au centime près» pour arriver à la fin du mois, parce que le rythme de la vie est en soi plus cher (au village, on s’arrange plus facilement); le temps si souvent insuffisant pour connaître ses voisins là où l’on vit; devoir laisser ses enfants seuls, dans de nombreux cas… Et nous pourrions continuer à énumérer une grande quantité de situations qui touchent la vie de nos familles. C’est pourquoi la réflexion, la prière, faites-la «en dialecte romain» avec les visages de familles bien concrets et en pensant comment vous aider entre vous à former vos enfants à l’intérieur de cette réalité. L’Esprit Saint est le grand initiateur et générateur de processus dans nos sociétés et situations. Il est le grand guide des dynamiques transformatrices et salvatrices. N’ayez pas peur de «marcher» avec lui dans vos quartiers et de réfléchir à la manière de donner une impulsion et d’accompagner les parents et les adolescents. A savoir, concrètement.
2. Connectés
Avec le précédent, je m’arrête sur un autre aspect important. La situation actuelle fait petit à petit grandir, dans notre vie à tous et spécialement dans nos familles, l’expérience de se sentir «déracinés». On parle de «société liquide» — et c’est ainsi — mais aujourd’hui, j’aimerais, dans ce contexte, vous présenter le phénomène croissant de la société déracinée. Cela signifie des personnes, des familles qui perdent peu à peu leurs liens, ce tissu vital si important pour se sentir partie prenante les uns des autres, participants avec les autres à un projet commun. C’est l’expérience de savoir que «nous appartenons» à d’autres (au sens le plus noble du terme). Il est important de tenir compte de ce climat de déracinement, parce que peu à peu il passe dans nos regards et spécialement dans la vie de nos enfants. Une culture déracinée, une famille déracinée est une famille sans histoire, sans mémoire, sans racines, justement. Et quand il n’y a pas de racines, n’importe quel vent finit par t’entraîner. C’est pourquoi une des premières choses auxquelles nous devons penser en tant que parents, que familles, que pasteurs, ce sont les scénarios où nous enraciner, où générer des liens, trouver des racines, où faire grandir ce réseau vital qui nous permette de nous sentir «chez nous». Aujourd’hui, les réseaux sociaux sembleraient nous offrir cet espace de «réseau», de connexion avec les autres, et pour nos enfants, cela les fait sentir membres d’un groupe. Mais le problème qu’ils comportent, par leur caractère virtuel même, est qu’ils nous laissent comme «dans l’air» — j’ai dit «société liquide»; nous pouvons dire «société gazeuse» — et donc très «volatiles»: «société volatile». Il n’y a pas pire aliénation pour une personne que de sentir qu’elle n’a pas de racines, qu’elle n’appartient à personne. Ce principe est très important pour accompagner les adolescents.
Très souvent, nous exigeons de nos enfants une formation excessive dans certains domaines que nous considérons importants pour leur avenir. Nous leur faisons étudier une quantité de choses pour qu’ils donnent le «maximum». Mais nous ne donnons pas autant d’importance au fait qu’ils connaissent leur terre, leurs racines. Nous les privons de la connaissance des génies et des saints qui nous ont engendrés. Je sais que vous avez un laboratoire dédié au dialogue intergénérationnel, à l’espace des grands-parents. Je sais que cela peut paraître répétitif, mais je le sens comme quelque chose que l’Esprit Saint pousse dans mon cœur: afin que nos jeunes aient des visions, soient des «rêveurs», qu’ils puissent affronter avec audace et courage les temps futurs, il est nécessaire qu’ils écoutent les rêves prophétiques de leurs pères (cf. Jl 3,1). Si nous voulons que nos enfants soient formés et préparés pour l’avenir, ce n’est pas seulement en apprenant les langues (pour prendre un exemple) qu’ils y parviendront. Il est nécessaire qu’ils se connectent, qu’ils connaissent leurs racines. C’est seulement ainsi qu’ils pourront voler haut, sinon ils seront pris par les «visions» des autres. Et je reviens sur ce point; je suis obsédé, peut-être, mais… Les parents doivent faire de l’espace aux enfants pour parler avec les grands-parents. Tant de fois le grand-père ou la grand-mère est dans une maison de repos et ils ne vont pas les voir… Ils doivent parler. Voire passer au-dessus de leurs parents, mais prendre les racines des grands-parents. Les grands-parents ont cette qualité de la transmission de l’histoire, de la foi, de l’appartenance. Et ils le font avec la sagesse de qui est sur le seuil de la porte, prêt à s’en aller. Je reviens, ai-je dit, quelquefois, sur le passage de Joël 3, 1: «Vos anciens seront instruits par des songes et vos fils et vos filles prophétiseront». Et vous, vous êtes le pont. Aujourd’hui nous ne laissons pas rêver les grands-parents, nous les rejetons. Cette culture rejette les grands-parents parce qu’ils ne produisent pas: c’est la «culture du rejet». Mais les grands-parents ne peuvent rêver que lorsqu’ils se rencontrent dans la nouvelle vie, alors ils rêvent, ils parlent… Mais pensez à Siméon, pensez à cette sainte et bavarde Anne qui allait et venait en disant: «C’est lui! C’est lui!». Que c’est beau, très beau! Ce sont les grands-parents qui rêvent et donnent aux enfants l’appartenance dont ils ont besoin. J’aimerais que dans ce laboratoire intergénérationnel vous fassiez un examen de conscience sur cette question. Trouver l’histoire concrète qui est en vos grands-parents. Et ne pas les laisser de côté. Je ne sais pas si je l’ai déjà dit, mais me vient à l’esprit une histoire qu’une de mes grands-mères m’avait racontée quand j’étais enfant. Il était une fois, dans une famille, un grand-père veuf: il habitait dans une famille, mais il avait vieilli et quand il mangeait, il faisait tomber un peu de soupe sur lui ou de la bave et il se salissait un peu. Alors le papa a décidé de le faire manger tout seul dans la cuisine, «comme ça on peut inviter des amis…». Il en fut ainsi. Quelques jours plus tard, le papa rentre du travail et trouve l’enfant en train de jouer avec un marteau, des clous, du bois… «Mais que fais-tu?» — «Une table» — «Une table, pourquoi donc?» — «Une table pour manger» — «Mais pourquoi?» — «Pour que lorsque tu seras vieux, tu puisses manger tout seul, là». Cet enfant avait compris avec intuition où étaient les racines.
3. En mouvement
Eduquer les enfants en mouvement. L’adolescence est une phase de passage dans la vie, non seulement de vos enfants, mais de toute la famille — c’est toute la famille qui est en phase de passage —; vous le savez bien et vous le vivez; et en tant que telle nous devons l’affronter dans sa globalité. C’est une phase-pont et, pour cette raison, les adolescents ne sont ni d’ici ni de là-bas, ils sont en chemin, en transit. Ce ne sont pas des enfants (et ils ne veulent pas être traités comme tels) et ce ne sont pas des adultes (mais ils veulent être traités comme tels, spécialement au niveau des privilèges). Ils vivent justement cette tension, avant tout en eux-mêmes et puis avec ceux qui les entourent[1]. Ils cherchent toujours la confrontation, ils interrogent, ils mettent tout en discussion, ils cherchent des réponses. Ils passent à travers différents états d’âme et leurs familles avec eux. Mais, permettez-moi de vous dire que c’est un temps précieux dans la vie de vos enfants. Un temps difficile, oui. Un temps de changements et d’instabilité, oui. Une phase qui présente de grands risques, sans doute. Mais surtout, c’est un temps de croissance pour eux et pour toute la famille. L’adolescence n’est pas une pathologie et nous ne pouvons pas l’affronter comme si elle l’était. Un enfant qui vit son adolescence (aussi difficile soit-elle pour ses parents) est un enfant avec un avenir et une espérance. Je suis préoccupé par la tendance si fréquente actuellement à «médicaliser» précocement nos jeunes. Il semble que tout soit résolu avec des médicaments ou en contrôlant tout avec le slogan «exploiter le temps au maximum» et de cette manière l’agenda des jeunes est pire que celui d’un haut dirigeant.
Par conséquent, j’insiste: l’adolescence n’est pas une pathologie que nous devons combattre. Elle fait partie de la croissance normale, naturelle, de la vie de nos jeunes. Là où il y a la vie, il y a le mouvement, là où il y a le mouvement, il y a des changements, une recherche, des incertitudes, il y a l’espérance, la joie et aussi l’angoisse et la désolation. Situons bien nos discernements à l’intérieur de processus vitaux prévisibles. Il existe des marges qu’il est nécessaire de connaître pour ne pas s’alarmer, pour ne pas être non plus négligeant, mais pour savoir accompagner et aider à grandir. Tout n’est pas indifférents, mais tout n’a pas non plus la même importance. C’est pourquoi il faut discerner quelles batailles sont à mener ou non. Pour cela, il est très utile d’écouter des couples qui ont de l’expérience, qui, même s’ils ne nous donnent jamais de recette, nous aideront par leur témoignage à connaître cela ou cette marge ou cette gamme de comportements.
Nos jeunes gens et jeunes filles cherchent à être, et ils veulent se sentir — c’est logique — des protagonistes. Ils n’aiment pas du tout se sentir commandés ou répondre à des «ordres» qui viennent du monde adulte (ils suivent les règles du jeu de leurs «complices»). Ils cherchent cette autonomie complice qui font qu’ils souhaitent «se commander tout seuls». Et là nous devons être attentifs aux oncles et tantes, en particuliers ceux qui n’ont pas d’enfants ou qui ne sont pas mariés… Les premiers gros mots, je les ai appris d’un oncle «vieux garçon» [rires]. Les oncles, pour gagner la sympathie des neveux, ne font pas toujours du bien. Il y avait l’oncle qui en cachette nous donnait des cigarettes, à nous… Des choses de cette époque. Et maintenant… Je ne dis pas qu’ils sont méchants, mais il faut être attentifs. Dans cette recherche d’autonomie que les jeunes gens et jeunes filles veulent avoir, nous trouvons une bonne opportunité, spécialement pour les écoles, les paroisses, et les mouvements ecclésiaux. Stimuler une activité qui les mette à l’épreuve, qui les fasse se sentir protagonistes. Ils en ont besoin, aidons-les! Il y en a qui cherchent de beaucoup de façons le «vertige» qui les fasse se sentir vivants. Donc, donnons-le leur! Stimulons tout ce qui les aide à transformer leurs rêves en projets, et qu’ils puissent découvrir que tout le potentiel qu’ils ont est un pont, un passage vers une vocation (au sens le plus large et le plus beau du terme). Proposons leur de vastes objectifs, des grands défis et aidons-les à les réaliser, à atteindre leurs objectifs. Ne les laissons pas seuls. Défions-les plus qu’eux-mêmes ne nous défient. Ne tolérons pas qu’ils reçoivent le «vertige» d’autres personnes qui ne font que mettre leur vie en danger. Donnons-le leur! Mais un vertige «juste» qui satisfasse ce désir de bouger, d’avancer. On voit tant de paroisses qui ont cette capacité de «prendre les jeunes»: «Pendant ces trois jours de vacances, allons à la montagne, faisons quelque chose… Ou allons repeindre cette école, dans un quartier pauvre, qui en a besoin…». Les rendre protagonistes de quelque chose.
Cela demande de trouver des éducateurs capables de s’engager dans la croissance des jeunes. Cela requiert des éducateurs poussés par l’amour et par la passion de faire grandir en eux la vie de l’Esprit de Jésus, de faire voir qu’être chrétiens exige du courage et que c’est une belle chose. Pour éduquer les adolescents d’aujourd’hui, nous ne pouvons pas continuer à utiliser un modèle d’instruction simplement scolaire, d’idées seules. Non. Il faut suivre le rythme de leur croissance. C’est important de les aider à acquérir l’estime de soi, de croire que réellement ils peuvent réussir dans ce qu’ils se proposent. Toujours en mouvement.
4. Une éducation intégrée
Ce processus exige de développer de façon simultanée et intégrée les différents langages qui nous constituent en tant que personnes. Cela signifie d’enseigner à nos jeunes à intégrer tout ce qu’ils sont et ce qu’ils font. On pourrait l’appeler une alphabétisation socio-intégrée, c’est-à-dire une éducation basée sur l’intellect (la tête), les sentiments (le cœur) et l’action (les mains). Cela offrira à nos jeunes la possibilité d’une croissance harmonieuse au niveau non seulement personnel, mais en même temps social. Il est urgent de créer des lieux où la fragmentation sociale n’est pas le schéma dominant. Dans ce but, il convient d’enseigner à penser ce que l’on ressent et ce que l’on fait, à ressentir ce que l’on pense et ce que l’on fait, à faire ce que l’on pense et ce que l’on ressent. C’est-à-dire intégrer les trois langages. Un dynamisme de capacités mis au service de la personne et de la société. Cela aidera à faire en sorte que nos jeunes se sentent actifs et protagonistes dans leurs processus de croissance et les conduira aussi à se sentir appelés à participer à la construction de la communauté.
Ils veulent être protagonistes: donnons-leur un espace pour qu’ils soient protagonistes, en les orientant — évidemment — et en leur donnant des instruments pour développer cette croissance. C’est pourquoi je considère que l’intégration harmonieuse des différents savoirs — de l’esprit, du cœur et des mains — les aidera à construire leur personnalité. Nous pensons souvent que l’éducation est de donner des connaissances, et nous laissons en chemin des analphabètes émotifs, et des jeunes avec tant de projets inachevés parce qu’ils n’ont pas trouvé quelqu’un qui leur enseigne à «faire». Nous avons centré l’éducation sur le cerveau, en négligeant le cœur et les mains. Et c’est aussi une forme de fragmentation sociale.
Au Vatican, lorsque les gardes prennent congé, je reçois un par un ceux qui partent. Avant-hier, j’en ai reçu six. Un par un. «Qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que vous allez faire?...» Je les remercie pour le service rendu. Et l’un d’eux m’a dit ceci: «Je vais être charpentier. Je voulais être menuisier, mais je serai charpentier. Parce que mon père m’a appris tellement de choses dans ce domaine et aussi mon grand-père». Le désir de «faire»: ce garçon a été bien éduqué avec le langage du faire. Et aussi le cœur, bon. Parce qu’il pensait à son père, à son grand-père: un cœur affectivement bon. Apprendre «comment on fait»... Cela m’a frappé.
5. Oui à l’adolescence, non à la compétition
Un dernier élément: il est important de réfléchir à une dynamique de notre environnement qui nous interpelle tous. Il est intéressant d’observer que les jeunes gens et les jeunes filles veulent être des «grands» et que les «grands» veulent être et sont devenus des adolescents.
On ne peut ignorer cette culture, à partir du moment où c’est l’air que nous respirons tous. Il y a aujourd’hui une forme de compétition entre les parents et les enfants : elle est différente de celle d’autres époques, où, normalement, on constatait une confrontation des uns et des autres. Nous sommes aujourd’hui passés de la confrontation à la compétition, et ce sont deux choses différentes. Ce sont deux dynamiques de l’esprit différentes. Aujourd’hui, nos jeunes trouvent beaucoup de compétition et peu de personnes avec lesquelles se confronter. Le monde adulte a intégré comme paradigme et modèle de succès «la jeunesse éternelle. On dirait que grandir, vieillir, «mûrir» est un mal. C’est synonyme d’une vie frustrée ou épuisée. Il semble aujourd’hui que tout soit masqué et dissimulé. Comme si le fait même de vivre n’avait pas de sens. L’apparence, ne pas vieillir, se maquiller… Cela me fait de la peine de voir ceux qui se teignent les cheveux…
Comme c’est triste que quelqu’un veuille faire le «lifting» du cœur! Et aujourd’hui, on utilise plus le mot «lifting» que le mot «cœur»! Comme c’est douloureux que quelqu’un veuille effacer les «rides» de tant de rencontres, des nombreuses joies et tristesses! Il me revient à l’esprit la grande Anna Magnani: quand on lui a conseillé de faire un lifting, elle a dit: «Non, ces rides m’ont coûté toute la vie, elles sont précieuses!».
Dans un certain sens, voilà une des menaces «inconscientes» les plus périlleuses pour l’éducation de nos adolescents: les exclure de leurs processus de croissance parce que les adultes occupent leur place. Et on trouve tant de parents adolescents, tant! Des adultes qui ne veulent pas être adultes et veulent jouer et être des adolescents pour toujours. Cette «marginalisation» peut augmenter une tendance naturelle qu’ont les jeunes à s’isoler ou à freiner leurs processus de croissance par manque de confrontation. Il y a compétition mais pas confrontation.
6. La «gourmandise» spirituelle
Je ne voudrais pas conclure sans cet aspect qui peut être un argument-clef qui traverse tous les laboratoires que vous tiendrez: c’est transversal. C’est le thème de l’austérité. Nous vivons dans un contexte de très fort consumérisme… Et en faisant le lien entre le consumérisme et ce que je viens de dire: après la nourriture, les médicaments, les vêtements, qui sont essentiels pour la vie, les dépenses les plus importantes sont celles des produits de beauté, les cosmétiques. Ce sont les statistiques! Les cosmétiques. C’est dur à dire. Et la cosmétique, qui était une chose pour les femmes, maintenant est égale pour les deux sexes. Après les dépenses de base, la première est la cosmétique; et puis les animaux de compagnie: alimentation, vétérinaire… Voilà les statistiques. Mais c’est un autre sujet, celui des animaux de compagnie, on n’en parlera pas maintenant, on y pensera plus tard. Mais revenons au thème de l’austérité. Nous vivons, je l’ai dit, dans un contexte de consumérisme très fort; il semble que nous soyons poussés à consommer de la consommation, dans le sens que l’important c’est de toujours consommer. Autrefois, on disait des personnes qui avaient ce problème qu’elles avaient une dépendance vis-à-vis des achats. Aujourd’hui, on ne le dit plus: on est tous dans ce rythme de consommation. Il est par conséquent urgent de retrouver ce principe spirituel si important et sous-estimé: l’austérité. Nous sommes entrés dans un gouffre de consommation et nous sommes portés à croire que nous n’avons de la valeur qu’en fonction de notre capacité à produire et à consommer, pour notre capacité à posséder. Eduquer à l’austérité est une richesse incomparable. Cela réveille l’ingéniosité et la créativité, cela génère des possibilités pour l’imagination, cela ouvre spécialement au travail en équipe, à la solidarité. Cela ouvre aux autres. Il existe une forme de «gourmandise spirituelle»: cette attitude des gourmands qui, au lieu de manger, dévorent tout ce qui les entoure (on dirait qu’ils s’étranglent en mangeant).
Je crois que cela nous fera du bien de mieux nous éduquer, en famille, à propos de cette «gourmandise» de donner de l’espace à l’austérité, comme un chemin pour se rencontrer, jeter des ponts, ouvrir des espaces, grandir avec les autres et pour les autres. Seul celui qui sait être austère peut le faire; autrement c’est simplement un «gourmand».
Je vous disais, dans Amoris laetitia: «L’histoire d’une famille est jalonnée de crises en tout genre, qui font aussi partie de sa dramatique beauté. Il faut aider à découvrir qu’une crise surmontée ne conduit pas à une relation de moindre intensité mais conduit à améliorer, affermir et mûrir le vin de l’union. On ne cohabite pas pour être toujours moins heureux, mais pour apprendre à être heureux d’une nouvelle manière, à partir des possibilités qu’ouvre une nouvelle étape» (n. 232). Il me semble important de vivre l’éducation des enfants à partir de cette perspective, comme un appel que le Seigneur nous fait, en tant que famille, à faire de ce passage un passage de croissance pour apprendre à mieux savourer la vie qu’il nous offre.
Voilà ce que je voulais vous dire sur ce thème.
[Après les paroles de remerciement au cardinal Vallini et la bénédiction]
Merci beaucoup! Travaillez bien. Je forme pour vous les meilleurs vœux. En avant!
[1] «Pour les jeunes gens, le passé est encore peu de chose, et l’avenir beaucoup. En effet, aux premiers jours (de l’existence), ou trouve que le souvenir n’est rien et que l’espérance est tout. Ils sont faciles à tromper, pour la raison que nous avons donnée; en effet, ils espèrent facilement. Ils sont plus courageux; car ils sont prompts à s’emporter et ont bon espoir; le premier de ces traits de caractère fait que l’un n’a pas peur, et le second donne de l’assurance; en effet, on n’a jamais peur quand on est en colère, et l’espoir d’obtenir un bien rend téméraire» (Aristote, La rhétorique, II, 12, 8-9).
Copyright © Dicastero per la Comunicazione - Libreria Editrice Vaticana