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LETTRE APOSTOLIQUE

DU SOUVERAIN PONTIFE

FRANÇOIS

PAR LAQUELLE SAINT IRÉNÉE DE LYON EST PROCLAMÉ DOCTEUR DE L’ÉGLISE
AVEC LE TITRE DE “DOCTOR UNITATIS”

1. « Ayant donc reçu cette prédication et cette foi [...], l’Église, bien que dispersée dans le monde entier, les garde avec soin, comme n’habitant qu’une seule maison, elle y croit d’une manière identique, comme n’ayant qu’une seule âme et qu’un seul cœur, et elle les prêche, les enseigne et les transmet d’une voix unanime, comme ne possédant qu’une seule bouche. Car, si les langues diffèrent à travers le monde, cependant le contenu de la Tradition est un et identique (Adversus haereses, I, 10, 2). »

Ce zèle ardent pour l’unité de l’Église et l’unicité de la foi est le trait principal de la doctrine et de l’action pastorale de saint Irénée, qui fut évêque de Lyon. « Pasteur et maître » sont les titres qui le caractérisent dès les origines. Benoît XVI, Notre Prédécesseur, l’a décrit comme suit : « Irénée est avant tout un homme de foi et un pasteur. Du bon berger, il a le sens de la mesure, la richesse de la doctrine, l’ardeur missionnaire. En tant qu’écrivain, il poursuit un double objectif : défendre la doctrine contre les assauts des hérétiques et exposer avec clarté la vérité de la foi (Audience générale, 28 mars 2007). »

La théologie d’Irénée est admirable par son ampleur et sa capacité à rendre compte des diverses facettes de la foi avec une cohérence organique et une méthode dialogique, ce qui était inédit à son époque. Aujourd’hui, il nous offre une vision unifiée de la foi qui n’est pas verrouillée mais ouverte au dialogue, susceptible d’apporter beaucoup à l’engagement sur le chemin de la fraternité universelle et de la paix. C’est pourquoi nous avons souligné Nous-même que « son nom, Irénée, porte l’empreinte du mot paix » (Audience au Groupe mixte de travail orthodoxe-catholique "Saint Irénée", 7 octobre 2021). Il est l’artisan d’un modèle théologique remarquable qui place l’unité de la foi au cœur de son projet et du salut à accomplir. Capable de rassembler, de manière organique, toute la foi chrétienne autour de son noyau essentiel, il est de ce fait un catéchiste instruit et efficace. Il invite en effet à l’émerveillement devant la grandeur de la générosité du Dieu Créateur, la sublimité de la miséricorde du Rédempteur, humble et obéissant jusqu’à la mort de la croix, l’efficacité de l’action de l’Esprit, qui donne la vie et conduit l’histoire jusqu’à sa plénitude.

2. Irénée naquit probablement à Smyrne (aujourd’hui Izmir), en Turquie, entre 130 et 140. Il fut ensuite formé dès sa jeunesse à l’école de l’évêque saint Polycarpe, lui-même disciple de saint Jean, Apôtre et Évangéliste. Il est attesté qu’en 177, il était prêtre de l’Église de Lyon, en Gaule, où fleurissait une importante communauté de chrétiens venus d’Asie Mineure. En effet, cette même année, il fut chargé de porter une lettre à Rome, au pape Eleuthère, pour l’informer de la situation de l’Église de Lyon, touchée par la persécution et marquée par le rigorisme hétérodoxe des montanistes. De retour dans sa ville, il découvrit que Pothin, le premier saint évêque de Lyon, était mort en prison suite aux mauvais traitements subis de la part de ses persécuteurs, et qu’avec lui, au même moment, d’autres martyrs avaient payé de leur vie la foi qu’ils professaient. Il fut alors choisi comme évêque du Siège de Lyon, où il exerça une action pastorale fructueuse et prodigua un enseignement estimable. On rapporte que sa mort serait survenue en l’an 202.

Dans ses écrits, Irénée ne se contente pas de réfuter et de rejeter les principes du gnosticisme, en mettant en évidence ses déviations et ses erreurs, mais il s’attache surtout à exposer et à sauvegarder les fondements de la doctrine de la foi. De ses œuvres, deux sont parvenues jusqu’à nous : la principale, la Dénonciation et réfutationde la gnose au nom menteur, connue sous le titre de Contre les hérésies, et la Démonstration de la prédication apostolique.

Les gnostiques ont prôné une interprétation de la doctrine chrétienne réservée à un petit nombre, qui s’appuie sur une conception dualiste et pessimiste d’où leurs doctrines particulières et erronées sur la création, l’homme et le salut en Christ tiraient leur origine. Leur hypothèse de départ était l’existence, à côté d’un Dieu bon, d’un principe négatif, dont procèdent les réalités matérielles. « En méditant – au contraire – les œuvres d’Irénée, nous sommes mis en communion avec une vision extrêmement positive de la foi », comme l’affirmait notre saint prédécesseur Jean-Paul II (Discours au Corps académique de l’Université catholique de Lyon, Pèlerinage apostolique en France, 7 octobre 1986).

À la racine de cette vision positive se trouve l’expérience que le saint de Lyon a faite, conjuguant en lui-même dans l’unité de la foi les différences de deux mondes, l’oriental dont il était issu et l’occidental où il avait été ordonné évêque. Il a découvert que la doctrine de l’Église, tirée de l’Écriture et de la Tradition apostolique, était en quelque sorte le fondement de l’édifice de cette foi univoque. Il a orienté vers cette foi sa conduite, son enseignement, mais aussi son action de pasteur et de formateur. Car cette unité, qui précède toute différence, est offerte à tous, sans exclusion, et pousse même à revenir à elle ceux qui s’en sont éloignés.

3. L’idée de l’Église que propose saint Irénée est bien exprimée par le terme grec qu’il a voulu employer, le premier parmi tous les auteurs chrétiens, pour la décrire. C’est celui de « synodìa », c’est-à-dire le mouvement de progression de la caravane, dans laquelle tous partagent le même chemin et le même projet.

Il s’agit de l’image suggestive que nous avons Nous-mêmes évoquée dans l’Exhortation apostolique Evangelii Gaudium sur l’annonce de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui. Cette « caravane solidaire » (Evangelii gaudium, 87), c’est-à-dire l’Église, est le lieu tout à fait excellent de cette unité particulière qui ne réduit pas, mais au contraire valorise et tient ensemble les différences. C’est pourquoi, considérant son avancée, plutôt que les divisions en son sein, Irénée souligne que dans cette caravane chaque homme peut prendre part au cheminement vers le salut.

Ce n’est pas un hasard si l’évêque de Lyon fut l’allié des Pontifes romains pour sauvegarder l’unité de l’Église, menacée par la propagation du montanisme et les dissensions autour de la date de la célébration de Pâques en Orient et en Occident, témoignant ainsi que la pleine communion ne peut se réaliser que si les questions de moindre poids ont été surmontées. Lui-même, comme pasteur, a reconnu dans les Écritures, la Tradition et l’Eucharistie des liens de cohérence de la foi et une route sûre pour le cheminement de l’Église.

Un signe sûr de la vérité de l’Évangile, c’est certainement la Tradition Apostolique : la nouveauté de la prédication des Apôtres a été transmise par mandat, sous la forme d’un enseignement oral, puis mise par écrit. Le Credo des Apôtres fournit un outil pour interpréter le Canon des Écritures. Dans la succession apostolique, puis épiscopale, a été transmis le charisme de la vérité, qui est devenu le point de départ de la théologie du magistère.

En effet, la Tradition, comme une force vive, n’est jamais considérée comme une doctrine anonyme, mais elle est liée à des personnes, tout comme l’Évangile prêché par Irénée est celui-là même qu’il a reçu de Polycarpe, évêque de Smyrne, tout comme l’Évangile reçu de Polycarpe tire son origine de l’apôtre Jean, dont Polycarpe était le disciple. De cette manière, la succession des évêques, chaîne ininterrompue remontant aux Apôtres, et la Tradition apostolique, en tant que principe doctrinal, coïncident entre elles : « Cette foi, écrit saint Irénée, sans cesse, sous l’action de l’Esprit Saint, telle un dépôt de grand prix renfermé dans un vase excellent, rajeunit et fait rajeunir le vase même qui la contient (AH III, 24, 1). »

4. Dans l’esprit d’Irénée, l’unité de l’Église, et aussi l’unité au sein même de l’Église, manifestent de la façon la plus évidente l’Économie par laquelle Dieu a sauvé le monde et s’est révélé lui-même à l’homme. Uniqueest l’Économie de Dieu, unique est le dessein qui englobe toutes choses.

Cependant, c’est dans son dynamisme que se fonde la progression vocationnelle vers l’unité, à laquelle l’Église a été appelée et dont elle expérimente déjà les signes certains comme un don, mais dont elle attend l’accomplissement en plénitude.

Les sources de la Révélation expriment déjà cette unité. À tel point que le Concile Vatican II, en ce qui concerne la doctrine de la transmission de la révélation divine, s’est souvent référé à l’enseignement d’Irénée. Selon le Lyonnais, l’Ancien et le Nouveau Testament sont unis entre eux sous le signe de la pédagogie salvatrice de Dieu, qui se développe dans le temps de la préfiguration puis dans celui de la Révélation. De la même manière, Irénée montre que l’Évangile de Jésus est quadriforme, décrivant ainsi avec une grande précision l’agencement des dissemblances dans l’unité. De même, dans la recherche de la vérité, la foi et la raison sont appelées à dialoguer, en exerçant l’une envers l’autre une diaconie de la vérité. Pour cette raison, sont inséparables le développement humain, la faculté naturelle de comprendre et le don de la grâce.

Dans l’anthropologie d’Irénée se trouvent aussi unies une conception intégrale du monde et une vision universelle de l’homme. Son anthropologie unitive est fondée en l’homme, qui est image de Dieu, thème qui constitue l’arrière-plan de l’histoire du salut. Parce qu’il est image de Dieu, l’homme porte en lui une esprit capable du divin, puisqu’il a été marqué de l’empreinte de son origine en Dieu. En ce sens, l’homme est sauvé en tout et pour tout. En outre, il a été appelé à se montrer clairement digne, par son agir moral, du fait d’être créé à l’image de Dieu, transfigurant ainsi sa propre vie, lieu de son action, en un lieu de ressemblance croissante avec le Créateur en vue de la vie en plénitude.

La charnière de l’accomplissement de la création, et plus encore de la rédemption de l’homme est l’Incarnation du Verbe, dans laquelle tout trouve cohérence et sens. L’Incarnation est unprojet bon, qui naît de l’amour de Dieu pour l’homme, plutôt qu’une réponse au péché qu’il a commis. Le Christ se trouve au centre de tout : il est présent dans la création, il s’est manifesté au cœur de l’histoire par l’Incarnation, il viendra à la fin des temps.

La fin manifestera totalement et pleinement ce qui est contenu dans le mystère originel, puisque Celui qui doit venir à la fin est Celui qui était au commencement. Le Christ attirera tous et tout à lui (cf. Jn 12, 52). En effet, comme Dieu avait créé toutes choses à partir de rien, ainsi la création ne sera pas détruite, mais sauvée et pleinement accomplie. Aussi la perspective eschatologique de saint Irénée est-elle exaltation et transfiguration de cette création, et non annonce de son dépassement. Ce temps, qui est en attente du plein accomplissement de l’Économie de Dieu, est un temps d’accoutumance de l’homme à la plénitude de la communion avec Dieu.

5. Dans l’éminente doctrine d’Irénée de Lyon, des traits de la théologie de saint Jean et de la théologie de saint Paul apparaissent. Au premier, il doit la doctrine de l’incarnation du Verbe (Jn 1, 14 ; 1 Jn 1, 1-3). Au second, il doit le thème de la récapitulation de toutes choses dans le Christ (Ep 1, 1-2 ; Col 1, 16-17), ce qui est devenu véritablement et proprement le point central de la théologie d’Irénée.

Le recours à cette sagesse des Apôtres porte des fruits concrets dans la pensée du saint évêquede Lyon. L’unité dont il parle, qui précède les différences mais exige leur agencement complet et visible, progresse en évitant les oppositions et en favorisant les forces qui unissent. Si l’harmonie et la cohérence sont les clés de la scientia Dei, il s’ensuit que la méthode à adopter traite les conflits sur l’horizon d’un dessein plus vaste. Elle invite ainsi à reconnaître les temps fixés, que les Grecs appellent "kairòi", qui rythment l’Économie du salut et qui composent une polyphonie doctrinale comme éducation de l’homme, dessinant de nouveau, par leurs traces, le sens de l’histoire.

La communion caractérise donc la mission de l’Église et s’exprime à travers une variété tantôt salutaire, tantôt vivifiante. Les différences ne peuvent être éludées, mais elles poussent plutôt à rechercher l’unité de la foi et de la mission apostolique. Dans l’unité qui se réalise à travers l’Eucharistie, les hommes sont appelés à rendre grâce ensemble au Père pour l’œuvre accomplie pour eux dans le Christ Jésus. Dans l’esprit d’Irénée, l’Eucharistie est une raison de vivre, un témoignage vivant, l’expression de la gratitude envers Dieu au souvenir de ses bienfaits.

6. Au cours des siècles, on a souvent associé au nom de saint Irénée de Lyon le titre de docteur. Ceci était déjà exprimé dans un Synaxaire arménien du 13e siècle. Le missel de l’Église de Lyon de 1737, qui célèbre saint Irénée comme son patron, parle de lui comme d’un"éminent docteur de l’Église". Et le Propre de la liturgie de ce noble Archidiocèse, approuvé au lendemain du Concile Œcuménique Vatican II, le qualifiait également d’évêque de Lyon et de Docteur de l’Église. Les documents officiels de l’Église de Lyon l’ont toujours présenté comme "doctor eximius, maximus, praeclarus".

Au cours de l’année 2017, nous avons donc reçu une demande de la part de Son Éminence le Cardinal Philippe Barbarin, alors archevêque de Lyon, qui demandait que saint Irénée soit proclamé docteur de l’Église, avec le titre de Doctor unitatis. De nombreuses postulations pour la même cause nous sont également parvenues au cours des mois suivants, non seulement de la part des Dicastères de la Curie romaine ou d’Évêques diocésains, mais aussi de responsables d’autres confessions chrétiennes, de même que de groupes ecclésiastiques et d’institutions culturelles de grand poids. L’ensemble des Conférences Épiscopales de France, d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, du Canada et des États-Unis d’Amérique se sont également jointes à ces vœux.

Avec Notre consentement, la Congrégation pour les Causes des Saints a entamé la procédure prévue pour conférer le titre de Docteur de l’Église universelle. Et ainsi, conformément aux exigences de l’article 73 de la Constitution Apostolique Pastor Bonus, le 1er juin 2021, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a exprimé son vote au sujet de l’eminens doctrina contenue dans les écrits d’Irénée de Lyon. Dès lors, la Congrégation pour les Causes des Saints a soigneusement préparé la Positio super Ecclesiae Doctoratu Sancti Irenaei Episcopi Lugdunensis, qui a été soumise, par le très excellent Orazio Francesco Piazza, évêque de Sessa Aurunca, à l’examen des Pères cardinaux et évêques réunis en Session Plénière de la même Congrégation le 18 janvier 2022, avec un résultat unanimement positif. Au cours de l’audience du 20 janvier suivant, le très éminent cardinal Marcello Semeraro, Préfet de ce dicastère, Nous a présenté de façon détaillée le processus accompli par la Cause et les votes concordants des Pères de la Congrégation, en nous proposant de les accepter et d’ainsi déclarer saint Irénée de Lyon Docteur de l’Église universelle avec le titre de Doctor unitatis.

Aujourd’hui donc, tandis que le peuple des fidèles prie d’une manière particulière pour l’unité du troupeau du Christ dispersé sur toute la terre, avec l’aide de Dieu et l’approbation de toute l’Église, unie avec diverses confessions chrétiennes, nous avons signé de Notre main ces mots : « Saint Irénée de Lyon, venu d’Orient, a exercé son ministère épiscopal en Occident : il est devenu un pont spirituel et théologique entre les chrétiens d’Orient et d’Occident. Son nom, Irénée, exprime cette paix qui tire son origine du Seigneur et réconcilie, réintégrant dans l’unité. Pour ces raisons, après avoir reçu l’avis de la Congrégation pour les Causes des Saints, avec Notre Autorité Apostolique, nous le déclarons Docteur de l’Église avec le titre de Doctor unitatis. Que l’enseignement d’un si grand Maître encourage toujours davantage le cheminement de tous les disciples du Seigneur vers la pleine communion. »

Nous décrétons et ordonnons ces choses, en établissant que cette lettre soit et demeure toujours certaine, valide et efficace, et qu’elle produise et obtienne ses pleins et entiers effets ; et qu’elle soit ainsi jugée et définie comme il convient ; et qu’à partir de maintenant tout ce qui viendrait à être entrepris à l’encontre de cette lettre, par quiconque, avec quelque autorité que ce soit, sciemment ou par ignorance, soit vain et sans fondement.

Donné à Rome, au Latran, sous le sceau du Pêcheur, le 21 janvier 2022, en la neuvième année de Notre Pontificat.

 

FRANÇOIS



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