MESSAGE DU PAPE FRANÇOIS
À L'OCCASION DU 10e ANNIVERSAIRE D'EVANGELII GAUDIUM
Je remercie le dicastère pour le développement humain intégral d'avoir organisé ce symposium de réflexion sur Evangelii gaudium à dix ans de sa publication.
A cette occasion, je m'étais adressé aux chrétiens pour les inviter à une nouvelle étape dans l'annonce de l'Evangile. J'ai proposé de retrouver la joie missionnaire des premiers chrétiens, «pleins de courage, infatigables dans l’annonce, et capables d’une grande résistance active» [1], même dans des circonstances qui, certes, «n’étaient pas favorables à l’annonce de l’Evangile, ni à la lutte pour la justice, ni à la défense de la dignité humaine» [2]. Ils furent diffamés, persécutés, torturés, assassinés... et pourtant, au lieu de s'enfermer, c'était le paradigme d'une Eglise en sortie, qui «sorte pour annoncer l’Evangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation, sans répulsion et sans peur. La joie de l’Evangile est pour tout le peuple, personne ne peut en être exclu» [3].
A notre époque aussi, il existe des difficultés, moins explicites mais peut-être plus insidieuses. Comme elles ne sont pas si visibles, elles opèrent comme une anesthésie ou comme le monoxyde de carbone des vieux poêles qui tuent silencieusement. «A tous les moments de l’histoire, la fragilité humaine est présente, ainsi que la recherche maladive de soi-même, l’égoïsme confortable et, en définitive, la concupiscence qui nous guette tous. Cela arrive toujours, sous une forme ou sous une autre» [4].
L'annonce de l'Evangile dans le monde d'aujourd'hui requiert toujours de nous «une résistance prophétique, comme alternative culturelle, contre l’individualisme hédoniste païen» [5], comme celle des Pères de l'Eglise, une résistance face à un système qui tue, exclut, détruit la dignité humaine; une résistance face à une mentalité qui isole, aliène, enferme la vie intérieure dans ses propres intérêts, nous éloigne du prochain, nous éloigne de Dieu.
Dans Evangelii gaudium, j'ai voulu montrer clairement, qu’appelés à avoir «les mêmes sentiments que Jésus Christ», notre mission d’évangélisation et notre vie chrétienne «ne peuvent ignorer les pauvres» [6]. «Tout le chemin de notre rédemption est marqué par les pauvres. Ce salut est venu jusqu’à nous à travers le "oui" d’une humble jeune fille d’un petit village perdu dans la périphérie d’un grand empire. Le Sauveur est né dans une mangeoire, parmi les animaux, comme cela arrivait pour les enfants des plus pauvres; il a été présenté au temple avec deux colombes, l’offrande de ceux qui ne pouvaient pas se permettre de payer un agneau (cf. Lc 2, 24 ; Lv 5, 7); il a grandi dans une maison de simples travailleurs et a travaillé de ses mains pour gagner son pain. Quand il commença à annoncer le Royaume, des foules de déshérités le suivaient, et ainsi il manifesta ce que lui-même avait dit: "L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres" (Lc 4, 18). A ceux qui étaient accablés par la souffrance, opprimés par la pauvreté, il assura que Dieu les portait dans son cœur: "Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous" (Lc 6, 20); il s’est identifié à eux: "J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger", enseignant que la miséricorde envers eux est la clef du ciel (cf. Mt 25, 35s)» [7].
«C’est un message si clair, si direct, si simple et éloquent qu’aucune herméneutique ecclésiale n’a le droit de le relativiser» [8] , parce que notre salut est aussi en jeu. C’est pourquoi le Pape ne peut pas ne pas mettre les pauvres au centre. Ce n’est pas de la politique, ni de la sociologie, ni de l’idéologie, c’est purement et simplement l’exigence de l’Evangile. Les implications pratiques que ce principe non négociable peut avoir pour chaque contexte, société, personne et institution — dans les organismes internationaux et les gouvernements, dans les syndicats et les mouvements populaires, dans les entreprises et les institutions financières, chez les hommes politiques, les juges et les médias — peuvent et doivent varier, mais personne ne peut se soustraire ou s’excuser de la dette d’amour que tout chrétien — et j’ose dire, tout être humain — a envers les pauvres.
L'Eglise peut trouver dans les pauvres le vent qui ravive la flamme d'une ferveur déclinante, comme ce liquide épais avec lequel les anciens prêtres du temps de Néhémie ravivaient le feu de l'autel après l'exil pour qu’il brille comme «un grand brasier qui suscite l'admiration de tout le monde» [9]. Dans l'amour actif que nous leur devons se trouve le remède «au grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de con-sommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée» [10].
Dans Evangelii gaudium, sans prétendre au monopole de l'interprétation de la réalité sociale, j'ai affirmé que pour résoudre radicalement les problèmes des pauvres, condition nécessaire pour résoudre tout autre problème car l'iniquité est à la racine des maux sociaux, nous avions besoin d'un changement profond de mentalités et de structures. Je voudrais me référer brièvement à ces deux aspects en reprenant quelques paragraphes de l'exhortation.
Une nouvelle mentalité
«Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns» [11] .
«La solidarité est une réaction spontanée de celui qui reconnaît la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée. La possession privée des biens se justifie pour les garder et les accroître de manière à ce qu’ils servent mieux le bien commun, c’est pourquoi la solidarité doit être vécue comme la décision de rendre au pauvre ce qui lui revient. Ces convictions et pratiques de solidarité, quand elles prennent chair, ouvrent la route à d’autres transformations structurelles et les rendent possibles. Un changement des structures qui ne génère pas de nouvelles convictions et attitudes fera que ces mêmes structures tôt ou tard deviendront corrompues, pesantes et inefficaces» [12] .
«Parfois il s’agit d’écouter le cri de peuples entiers, des peuples les plus pauvres de la terre, parce que "la paix se fonde non seulement sur le respect des droits de l’homme mais aussi sur celui des droits des peuples". Il est à déplorer que même les droits humains puissent être utilisés comme justification d’une défense exagérée des droits individuels ou des droits des peuples les plus riches. Respectant l’indépendance et la culture de chaque nation, il faut rappeler toujours que la planète appartient à toute l’humanité et est pour toute l’humanité, et que le seul fait d’être nés en un lieu avec moins de ressources ou moins de développement ne justifie pas que des personnes vivent dans une moindre dignité. Il faut répéter que "les plus favorisés doivent renoncer à certains de leurs droits, pour mettre avec une plus grande libéralité leurs biens au service des autres". Pour parler de manière correcte de nos droits, il faut élargir le regard et ouvrir les oreilles au cri des autres peuples et des autres régions de notre pays. Nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui "doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin", de même que "chaque homme est appelé à se développer"» [13].
Nouvelles structures sociales
Les nouvelles structures, fondées sur cette nouvelle mentalité, doivent renoncer «à l’autonomie absolue des marchés et à la spéculation financière, en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale» [14].
«La dignité de chaque personne humaine et le bien commun sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique, or parfois elles semblent être des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter un discours politique sans perspectives ni programmes d’un vrai développement intégral. Beaucoup de paroles dérangent dans ce système! C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler de distribution des biens, c’est gênant de parler de défendre les emplois, c’est gênant de parler de la dignité des faibles, c’est gênant de parler d’un Dieu qui exige un engagement pour la justice. D’autres fois, il arrive que ces paroles deviennent objet d’une manipulation opportuniste qui les déshonore. La commode indifférence à ces questions rend notre vie et nos paroles vides de toute signification. La vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie ; ceci lui permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde» [15].
«Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat. Loin de moi la proposition d’un populisme irresponsable, mais l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail, mais en créant de cette façon de nouveaux exclus» [16].
Si nous ne parvenons pas à ce changement de mentalité et de structures, nous sommes condamnés à voir s’aggraver la crise climatique, sanitaire, migratoire et plus particulièrement la violence et les guerres, mettant en péril l’ensemble de la famille humaine, pauvres et non pauvres, intégrés et exclus, parce que «nous sommes tous dans la même barque et nous sommes appelés à ramer ensemble».
Dans Evangelii gaudium, j’ai tenté de mettre en garde contre cela:
«De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société — locale, nationale ou mondiale — abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle la "fin de l’histoire", puisque les conditions d’un développement durable et pacifique ne sont pas encore adéquatement implantées et réalisées» [17].
«Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la course aux armements ne résout ni résoudra jamais. Elle sert seulement à chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains se satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans une "éducation" qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de nombreux pays — dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les institutions — quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants» [18] .
De même, les crises climatiques, sanitaires et migratoires trouvent la même racine dans l'iniquité de cette économie qui tue, rejette et détruit la Terre notre sœur mère, dans la mentalité égoïste qui la soutient, auxquelles je me suis référé plus en profondeur dans Laudato sí . Celui qui pense qu’il peut se sauver seul, dans ce monde ou dans l’autre, se trompe.
Dix ans après la publication d’Evangelii gaudium, nous réaffirmons que ce n’est qu’en écoutant le cri si souvent réduit au silence de la terre et des pauvres que nous pourrons accomplir notre mission d’évangélisation, vivre la vie que Jésus nous propose et contribuer à résoudre les graves problèmes de l’humanité.
Je vous remercie à nouveau pour ce symposium.
Merci pour ce que vous faites. Je vous bénis et vous accompagne par la prière. Et vous, s’il vous plaît, n’oubliez pas de prier pour moi.
François
[1] Exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 263.
[9] 2 Mac 1, 22.
[10] Exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 2.
Copyright © Dicastero per la Comunicazione - Libreria Editrice Vaticana