CONGRÈS INTERNATIONAL ORGANISÉ À L'OCCASION DU 50e ANNIVERSAIRE DE LA DÉCLARATION CONCILIAIRE NOSTRA AETATE [26-28 OCTOBRE 2015] INTERVENTION CONCLUSIVE DU CARDINAL SECRÉTAIRE D'ÉTAT PIETRO PAROLIN Université pontificale Grégorienne, Rome Mercredi 28 octobre 2015 L’Église a toujours enseigné, elle enseigne encore aujourd’hui et ne se lasse pas de répéter : la paix est possible, la paix est un devoir ! Un devoir, donc, s’impose à tous les amoureux de la paix, et c’est celui d’éduquer les nouvelles générations à ces idéaux pour préparer une ère meilleure pour l’humanité tout entière. L’éducation à la paix est aujourd’hui plus urgente que jamais, car les hommes, face aux tragédies qui continuent d’affliger l’humanité, sont tentés de céder au fatalisme, comme si la paix était un idéal inaccessible (cf. Jean-Paul II, Message pour la Journée mondiale de la paix, 2004, n. 4). Dans mon intervention, je voudrais aborder les points suivants : 1) l’horizon de la paix ; 2) ses racines bibliques ; 3) l’éducation à la paix dans le magistère pontifical récent ; 4) l’éducation à la paix aujourd’hui. L’horizon de la paix « Rien n’est perdu avec la paix, tout peut l’être avec la guerre ». Ces paroles du Pape Pie XII, prononcées le 24 août 1939, conservent sans nul doute une profonde actualité aujourd’hui. À celles-ci ont fait écho celles des autres Souverains Pontifes qui se sont succédé, au cours du XXe siècle et du nouveau millénaire sur le trône de Pierre, jusqu’au récent tweet du Pape François : « La guerre est mère de toutes les pauvretés, une grande prédatrice de vies et d’âmes » (4 septembre 2015). Dans un moment de forte préoccupation pour la multiplication des tensions et des conflits en diverses zones du monde, il est urgent de promouvoir une réflexion profonde et articulée sur le thème de l’éducation à la paix. L’affirmation d’une authentique culture de paix ne peut faire abstraction des racines éthiques destinées à l’édification d’une communauté internationale attentive à la coexistence entre les peuples et au développement intégral de l’être humain. Comme l’affirmait Jacques Maritain, « la paix ne sera pas possible sans le respect des bases de la vie commune, de la dignité humaine, et des droits de la personne » (cf. J. Maritain, Christianisme et démocratie, Hartmann, 1943, Vita e pensiero, Milan, 1977). « Si un jour s’établit un état de paix entre les peuples (...) cela ne dépendra pas uniquement d’accords politiques, économiques et financiers établis entre diplomates et hommes d’Etat, ni de la seule construction juridique d’un organisme coordinateur réellement supranational pourvu de moyens d’action efficaces : cela dépendra également de l’adhésion profonde de la conscience des hommes » (cf. J. Maritain, La voie de la paix, Librairie française, Mexico, 1947, Oc IX, pp. 143-164). La construction de la paix est comme un horizon sur l’océan qui s’étend devant nous, mais dont on a la sensation qu’il s’éloigne toujours. Cela nous appelle à travailler inlassablement pour l’atteindre. « Il n’est pas rare, dans le monde moderne, que nous nous sentions perdants. Mais l’aventure de l’espérance nous emmène plus loin. Un jour, j’ai trouvé ces mots écrits sur un calendrier : “Le monde est à celui qui l’aime et qui sait le mieux en apporter la preuve”. Comme ces mots sont justes ! Dans le cœur de chaque personne se trouve une soif infinie d’amour et nous, avec cet amour, que Dieu a diffusé dans nos cœurs, nous pouvons la rassasier ! ». C’est ce qu’écrivait le serviteur de Dieu François Xavier Nguyen van Thuân, cardinal vietnamien, président du Conseil pontifical justice et paix entre 1998 et 2002. Et il avait vraiment raison. En effet, l’éducation à la paix constitue un aspect fondamental du message biblique et du magistère récent de l’Église, comme nous le verrons tout de suite. Les racines bibliques de la paix Bien conscient du fait que le thème de la paix est présent dans toutes les traditions religieuses, je me limiterai toutefois à considérer ses racines dans la tradition judéo-chrétienne. Dans les Écritures juives, le mot shalom embrasse les significations « d’aller bien », de bien-être au sens plus large, de chance, prospérité, santé physique, contentement, satisfaction ; il évoque la fécondité des troupeaux et la fertilité des champs ; il est le vœu d’une relation pacifique et d’entente entre les peuples et les personnes, de salut. Le shalom va au-delà de la sphère purement personnelle et orientée dans un sens social. Ce n’est pas seulement l’absence de guerre, mais l’affirmation de la seigneurie de Dieu et de l’urgence de l’accueillir avec fidélité. De façon particulière, les Psaumes chantent la paix comme un don de Dieu : « Il annonce la paix pour son peuple, pour ses fidèles, pour ceux qui reviennent à lui avec confiance » (Ps 84, 9) ; « Yahvé bénira son peuple dans la paix » (Ps 29, 11) ; « Appelez la paix sur Jérusalem que reposent tes tentes ! Advienne la paix dans tes murs repos en tes palais ! Pour l'amour de mes frères, de mes amis, laisse-moi dire : paix sur toi ! » (Ps 122, 6-8). C’est sur cette base théologique que s’incorpore la tradition néotestamentaire qui reconnaît en Jésus de Nazareth le Messie oint par l’Esprit du Seigneur pour apporter l’Évangile de paix surtout aux pauvres (cf. Isaïe 61, 1 ; Luc 4, 19). Dans le Nouveau Testament, la paix est la personne de Jésus Christ. Ses actions et son enseignement sont des annonces et des événements de paix, des signes qui anticipent le Règne de Dieu et le laissent entrevoir : « Le règne de Dieu n’est pas affaire de nourriture ou de boisson, il est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint : celui en effet qui sert le Christ de la sorte est agréable à Dieu et approuvé des hommes. Poursuivons donc ce qui favorise la paix et l’édification mutuelle » (Rm 14, 17-19). Les disciples du Seigneur sont, par conséquent, des opérateurs de paix. Et ainsi la paix est, dans le même temps, don de Dieu et engagement de foi pour les chrétiens : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5, 9). Vivre selon l’Évangile comporte l’abolition de toute forme de séparation et de discrimination entre les hommes, pour édifier la communauté dans la concorde. L’éducation à la paix dans le magistère pontifical récent « Pacem in terris » Aussi bien Benoît XVI que le Pape François à l’occasion du cinquantième anniversaire de Pacem in terris, publiée le 11 avril 1963, ont invité les catholiques à lire ou à relire cette encyclique, dont le message n’est pas l’expression d’un pacifisme ou d’un optimisme ingénu, mais construit la notion de l’ordre social sur le droit naturel. La paix, affirme saint Jean XXIII dans ce petit traité pédagogique sur la paix, « peut être instaurée et consolidée seulement dans le plein respect de l’ordre établi par Dieu ». Pour le faire comprendre, le Pape Roncalli, en partant du magistère de Léon XIII et de Pie XII, examine quatre domaines de l’ordre social : les relations a) entre les citoyens ; b) entre les citoyens et l’autorité publique ; c) entre les communautés politiques ; d) entre les communautés politiques d’un côté et la communauté mondiale dans son ensemble, de l’autre. a) Les hommes réunis dans la société sont avant tout des personnes et ainsi des sujets de droits et de devoirs qui « découlent immédiatement et simultanément de la même nature humaine », et sont par conséquent « universels », « inviolables, inaliénables ». À côté des droits de nature économique et politique, le Souverain Pontife cite ceux qui relèvent de la liberté de conscience et de la liberté religieuse. Les devoirs naturels se résument dans le devoir de respecter les droits d’autrui, et dans le devoir de solidarité, qui demande à chacun de contribuer à l’ordre social. Il en dérive en résumé que « l’ordre parmi les êtres humains dans la coexistence est de nature morale », et « l’ordre moral — universel, absolu et immuable dans ses principes — trouve son fondement objectif dans le vrai Dieu ». b) Au sujet de l’ordre des relations entre les citoyens et les autorités, le Souverain Pontife explique qu’il n’y a point de société sans autorité, car l’autorité n’est pas une création ou une invention des hommes mais une « dérive de Dieu », qui a créé les hommes « sociaux ». L’autorité, du reste, « tire la vertu d’obliger de l’ordre moral, lequel se fonde en Dieu », et pas seulement par la menace des sanctions, qui ne « dirige pas efficacement les êtres humains vers la mise en œuvre du bien commun ». Le point de référence spécifique de l’ordre dans la relation entre les citoyens et l’autorité est constitué par la notion de bien commun, « raison d’être des pouvoirs publics », auquel également « tous les êtres humains et corps intermédiaires sont tenus d’apporter leur contribution spécifique ». Dans ses aspects « essentiels et plus profonds », le bien commun doit être déterminé avec la référence à la même nature humaine : c’est le bien des personnes humaines qui ont aussi bien des « besoins du corps » que des « exigences de l’Esprit », aujourd’hui souvent injustement négligées, tandis que « le bien commun doit être mis en œuvre de façon non seulement à ne pas élever des obstacles, mais aussi à servir à parvenir au but supraterrestre et éternel ». c) « La même loi morale qui régit la vie des hommes doit régler aussi les rapports entre les communautés politiques respectives ». En effet, les relations entre les communautés politiques doivent être réglés selon la justice, dans la reconnaissance des droits respectifs — parmi lesquels se démarquent le droit à l’existence, au développement, à la bonne réputation et à l’honneur — et des devoirs respectifs. L’un des devoirs particuliers de justice des communautés politiques est le traitement équitable des minorités et le respect « de leur langue, de leur culture, de leur coutumes ». De leur côté, les membres des minorités devraient s’efforcer de ne pas « accentuer l’importance des éléments ethniques », et d’« apprécier les aspects positifs d’une condition qui leur permet de s’enrichir avec une assimilation progressive et continue des valeurs propres de traditions ou de civilisations différentes ». Les minorités devraient être « un pont » entre deux civilisations plutôt qu’une « zone de friction » dangereuse. Si cette leçon avait été bien assimilée, nous aurions évité plusieurs conflits, comme le génocide africain au Rwanda, la guerre dans les Balkans, la guerre en Irak et en Syrie, nous ne serions pas allés jusqu’à la « troisième guerre mondiale par morceaux ». Étant donné qu’« il y a sur terre des pays qui abondent de terrains cultivables et qui manquent d’hommes, tandis que dans d’autres pays, il n’y a pas de proportion entre les richesses naturelles et les capitaux à disposition », les rapports entre les communautés politiques doivent être organisés dans la solidarité, en favorisant les échanges entre les citoyens respectifs et en collaborant pour le bien commun de la famille humaine tout entière. « Chaque fois que cela est possible », que ce soit « le capital qui recherche le travail » par des investissements et des installations productives dans les pays où la main-d’œuvre abonde « et non l’inverse », de façon à réduire le phénomène de l’émigration. Cette indication conserve elle aussi toute son actualité et l’on devrait en tenir compte pour améliorer les conditions de vie surtout dans les pays émergents en référence à la question des migrations pour des raisons économiques vers l’Europe. Aucune communauté politique n’a le droit d’exercer une action oppressive ou d’ingérence indue sur les autres. À côté de la vérité, de la justice, de la solidarité, les relations internationales exigent donc, d’après Pacem in terris, également la liberté. Au moment où de nombreux États, surtout africains, se dirigeaient vers l’indépendance, le Pape dénonçait le néo-colonialisme. Les aides les plus appropriées aux pays en voie de développement sont celles qui permettent aux habitants de ces pays de devenir eux-mêmes « les principaux artisans de la mise en œuvre de leur développement économique et de leur progrès social », au-delà de tout assistanat, tandis que ces mêmes aides peuvent violer le principe de liberté lorsqu’ils ne respectent pas « les valeurs morales et les particularités ethniques propres aux communautés en voie de développement économique » ou agissent avec des « intentions de prédominance politique ». Benoît XVI est revenu sur ce point dans Caritas in veritate et dans les discours tenus au cours des voyages apostoliques en Afrique. d) Et enfin, il faut considérer l’ordre dans les rapports entre communautés politiques et la communauté mondiale, c’est-à-dire l’ordre mondial supranational. « Aucune communauté politique aujourd’hui n’est en mesure de percevoir ses intérêts et de se développer en se fermant sur elle-même », mais elle doit établir des rapports avec la communauté mondiale dans son ensemble. L’unité du genre humain postule depuis toujours l’existence d’un bien commun universel, lui-même étant également fondé sur la protection des droits de la personne humaine dans le monde entier. La crainte de la « force terriblement destructrice des armes modernes », la circulation accentuée « des idées, des hommes, des choses » et l’interdépendance entre les économies nationales, conduisent à la conclusion que le bien commun universel ne peut être atteint à travers les rapports diplomatiques normaux entretenus entre les différentes communautés nationales. L’exigence d’une « communauté mondiale » qui se dote d’institutions propres, avec une nouvelle sphère de l’ordre social, relative aux rapports entres les différentes communautés politiques nationales et les institutions de la communauté mondiale est en train de naître. Pour le Souverain Pontife, la paix consiste donc dans le respect de l’ordre moral dans les quatre domaines indiqués, « afin que les institutions relatives à la vie économique, sociale, culturelle ou politique ne mettent pas d’entrave, mais au contraire apportent une aide à l’effort de perfectionnement des hommes : tant au plan naturel qu’au plan surnaturel ». D’où le fort besoin d’éducation, afin que les catholiques acquièrent les capacités scientifiques, techniques et professionnelles nécessaires, lesquelles ne suffisent pas en elles-mêmes sans une intégration des valeurs spirituelles. Pacem in terris dénonce déjà cette grave fracture entre foi et engagement temporel, que la constitution pastorale Gaudium et spes invite elle aussi à dépasser, et en présente la cause dans la formation chrétienne lacunaire, particulièrement pauvre en ce qui concerne la doctrine sociale de l’Église. Cinquante ans après, la lacune formative perdure et croît dans de nombreuses régions de vieille tradition chrétienne. D’où l’urgence de mettre en place une vaste proposition éducative, radicalement innovante, qui sache répondre au besoin de paix diffus, en le conjuguant à l’annonce de l’Évangile. Le Pape Jean s’est également fait le pionnier du dialogue interreligieux, invitant les catholiques à collaborer, sur la base du droit naturel, avec les chrétiens non-catholiques, avec les personnes appartenant à d’autres religions et avec tous les êtres humains chez qui est présente la lumière de la raison et active l’honnêteté naturelle. La journée mondiale pour la paix Après le Pape Jean, aucun autre Pape n’a écrit une nouvelle encyclique sur la paix, mais tous ses successeurs nous ont presque offert une summa de la manière dont l’Église envisage les problèmes de la paix sur la terre. Cela a eu lieu en particulier à travers les messages pour la Journée mondiale de la paix. Ce fut le Pape Paul VI qui eut l’idée de ce rendez-vous annuel, qui commença le 1er janvier 1968 : « La proposition de consacrer à la paix le premier jour de l'année nouvelle ne se présente donc pas, dans notre idée, comme exclusivement religieuse c’est-à-dire catholique ; elle voudrait trouver l’adhésion de tous les vrais amis de la paix, comme s’il s’agissait d'une initiative qui leur est propre ; elle devrait s’exprimer dans des formes libres, conformes au caractère particulier de chacun de ceux qui comprennent combien est beau et important, dans le concert varié de l’humanité moderne, l’accord de toutes les voix dans le monde pour exalter ce bien fondamental qu’est la paix ». Depuis lors, l’Évêque de Rome a toujours respecté ce rendez-vous, conférant à la Journée une orientation spécifique, sur un thème précis, interpellant les croyants et les non-croyants, les intellectuels, les hommes de culture et les scientifiques, sur le grand thème de la construction de la paix. Le thème de l’éducation à la paix en a, en particulier, été l’objet spécifique, avec Paul VI en 1970 : « Éduquer à la paix à travers la réconciliation » ; avec Jean-Paul II, en 1979 : « Pour parvenir à la paix, éduquer à la paix » ; en 1995 : « La femme éducatrice de paix », en 2004 : « Un engagement toujours actuel : éduquer à la paix » ; et avec Benoît XVI, en 2012 : « Éduquer les jeunes à la justice et à la paix ». Les journées d’Assise Si Paul VI eut la grande intuition des Journées mondiales de la paix ; c’est à Jean-Paul II que revient l’idée de la Journée d’Assise, convoquée pour la première fois le 26 octobre 1986. Mais écoutons le récit d’un témoin oculaire, le cardinal Roger Etchegaray : « Il a suffi d’une brève rencontre sur une colline, de quelques mots, de quelques gestes, pour que l’humanité déchirée redécouvre dans la joie l’unité de ses origines. Quand, à la fin d’une matinée de grisaille, l’arc-en-ciel est apparu dans le ciel d’Assise, les chefs religieux réunis par l’audace prophétique de l’un d’entre eux, Jean-Paul II, y ont aperçu un appel pressant à la vie fraternelle : personne ne pouvait douter que la prière ait provoqué ce signe manifeste de l’entente entre Dieu et les descendants de Noé. Dans la cathédrale Saint-Rufin, quand les responsables des Églises chrétiennes se sont échangé le signe de la paix, j’ai vu des larmes sur plusieurs visages et pas des moins importants. Devant la basilique Saint-François, où, tétanisés par le froid, chacun semblait se serrer étroitement contre l’autre, quand de jeunes juifs se sont précipités sur la tribune pour offrir une branche d’olivier, en premier lieu aux musulmans, je me suis surpris à essuyer une larme sur mon visage. L’angoisse de la paix parmi les hommes et parmi les peuples nous poussait “à être ensemble pour prier mais pas à prier ensemble”, selon l’expression du Pape, dont l’initiative, malgré sa préoccupation pour éviter toute apparence de syncrétisme, ne fut alors pas comprise par certaines personnes qui craignaient de voir se diluer leur spécificité chrétienne. Assise a fait accomplir à l’Église un saut en avant vers les religions non chrétiennes qui, jusqu’à ce moment, nous semblaient vivre sur une autre planète malgré l’enseignement du Pape Paul VI (dans sa première encyclique Ecclesiam suam) et du Concile Vatican II (la déclaration Nostra aetate). Assise est le symbole de la tâche de l’Église dans un monde caractérisé par le pluralisme religieux : professer l’unité du mystère du salut en Jésus Christ. Plus tard, s’arrêtant sur le mystère d’unité de la famille humaine fondé dans le même temps sur la création et sur la rédemption en Jésus Christ, Jean-Paul II a affirmé : « Les différences sont un élément moins important par rapport à l’unité qui, au contraire, est radicale, fondamentale et déterminante” (Discours à la Curie, 22 décembre 1986). Assise a ainsi permis à des hommes et à des femmes de témoigner d’une expérience authentique de Dieu au cœur de leurs religions ; “Chaque prière authentique — ajoutait le Pape — est inspirée par l’Esprit Saint, qui est mystérieusement présent dans le cœur de chaque homme” » (cf. Roger Etchegaray, Tertium Millenium, n. 2 /juin-septembre 1996). La première fois d’Assise a eu lieu il y a vingt-neuf ans. Deux jours plus tard, Jean-Paul II, en recevant au Vatican les représentants des religions non chrétiennes qui y avaient participé, comme une sorte de consigne, leur dit : « Continuons à vivre l’esprit d’Assise » (29 octobre 1986), inventant l’expression qui est devenue une icône de la paix. Il voulut une rencontre de prière analogue pour la paix à Assise les 9 et 10 janvier 1993, à l’occasion de la crise des Balkans, et ensuite le 24 janvier 2002, puis vingt-cinq ans plus tard, sous Benoît XVI (27 octobre 2011). Mais aujourd’hui aussi, l’esprit d’Assise crée des merveilles de dialogue fraternel. On l’a vu ce matin, ici à Rome, lors de la rencontre interreligieuse célébrée sur la place Saint-Pierre avec le Pape François. Nous souhaitons que d’autres initiatives prises avec les responsables des différentes traditions religieuses mondiales apportent de nouveaux fruits de paix au cours de l’imminente année jubilaire de la miséricorde. L’éducation à la paix aujourd’hui Le langage Dans le Message pour la Journée de la paix de 1979, saint Jean-Paul II abordait un point central pour nous aujourd’hui, celui du langage. Pour construire la paix, le langage, fait pour exprimer les pensées du cœur et pour unir, doit abandonner les schémas prédéfinis. Il faut agir sur le langage pour agir sur le cœur et déjouer les pièges du langage lui-même. À force de tout exprimer dans des termes de rapports de force, de luttes de groupes et de classes, d’amis et d’ennemis, on crée le terrain propice aux barrières sociales, au mépris, également à la haine et au terrorisme et à leur apologie voilée ou ouverte. Au contraire, d’un cœur ouvert à la valeur de la paix dérivent la préoccupation d’écouter et de comprendre, le respect de l’autre, la douceur qui est la force véritable, la confiance. Un tel langage conduit sur la voie de l’objectivité, de la vérité et de la paix. Le Pape soulignait la tâche éducative des moyens de communication sociale et le ton expressif utilisé dans les échanges et dans les débats politiques, nationaux et internationaux, concluant par un appel aux responsables des nations et des organisations internationales : « Sachez trouver un langage nouveau, un langage de paix : celui-ci ouvrira à lui seul un nouvel espace à la paix » (n. 10). Entre les bancs d’école Me trouvant dans un contexte d’enseignement, je voudrais revenir sur la question du langage. La notion de paix est généralement définie en négatif, comme l’absence de conflit, comme non-guerre. Comme nous sommes loin de la beauté du shalom biblique, qui — comme on l’a vu — n’est constitué que de valeurs positives ! Nous devons avoir le courage prophétique d’aller finalement au-delà du Si vis pacem, para bellum. Il n’est plus suffisant que les nations ne s’agressent plus les unes les autres, mais il est urgent de comprendre que la paix concerne la condition dans laquelle vit chaque individu à l’intérieur de son propre État. Quand un citoyen est sans défense devant l’État, cette tension interne est déjà une situation de guerre. Ce n’est pas un hasard si Pacem in terris part de l’affirmation des libertés individuelles. Garantir ces libertés est indispensable, mais il est absurde de penser le faire par la guerre. La voie maîtresse est l’éducation à la paix, en commençant, par promouvoir dans les textes scolaires et académiques la connaissance et la valeur du respect des droits humains, de la coopération internationale et de l’éducation à la paix. Investir dans l’éducation L’école et l’université sont appelées à reconstruire un esprit de fraternité entre les personnes et les nations, à intégrer la dimension individuelle avec la dimension relationnelle et communautaire dans la recherche de solutions aux problèmes (cf. Pape François, Message pour la Journée mondiale de la paix 2014, nn. 3 et 4) Investir dans l’éducation, en particulier pour les jeunes générations, est une condition pour « le développement des peuples, tout particulièrement de ceux qui s'efforcent d'échapper à la faim, à la misère, aux maladies endémiques, à l'ignorance ; qui cherchent une participation plus large aux fruits de la civilisation, une mise en valeur plus active de leurs qualités humaines » (cf. Paul VI, Populorum progressio, 26 mars 1967, n. 1). L’Église partage les efforts pour un plus grand accès à l’alphabétisation, à l’éducation pour tous et à la formation permanente, sans négliger un engagement constant pour la promotion de la femme et en faveur des minorités ethniques et religieuses. Sans aucun doute, une attention renouvelée doit être accordée aux études humanistes, grâce auxquelles se structurent cette capacité logique et cette faculté de jugement, qui permettent à l’élève de connaître rationnellement et d’approfondir scientifiquement des concepts, des données et des formulations. La poésie, l’art, la musique, l’esthétique, qui occupent depuis toujours une place irremplaçable dans la formation des jeunes, comme occasion d’expériences émotives et intuitives, qui conduisent à la découverte du transcendant et du méta-empirique, doivent retrouver leur caractère central dans l’éducation (cf. Pape François, Discours au Conseil de l’Europe, 25 novembre 2014). L’homme au centre Le premier défi de l’éducation à la paix est donc de replacer l’humain au centre, face à une tendance principalement technique, qui affirme le primat de l’efficacité productive, en détachant la technê de tout jugement moral. Si l’on ne se laisse pas « interroger par une signification plus ample de la vie » (cf. Evangelii gaudium, n. 203), on reste prisonniers de la « culture du rebut », qui n’a pas d’hésitation même devant la famille, le soin des liens d’affection et le choix religieux, faisant disparaître tout sentiment de piété et de compassion (cf. Pape François, Discours aux délégués de l’Institut Dignitatis Humanae, 7 décembre 2013). Valoriser les attitudes personnelles Un deuxième défi de plus vaste portée dans l’éducation à la paix est l’attention à une formation sur mesure : chaque personne — enfant, jeune, adulte, personne âgée — engagée dans un processus éducatif, possède des aptitudes, des connaissances, des compétences, au développement desquels l’éducateur, qui s’approche de l’extérieur, doit prêter une grande attention. La première compétence de laquelle partir est celle que possède déjà la personne qui apprend. Si les interventions de l’éducateur remplacent de manière radicale l’inclination personnelle, le processus pédagogique se bloque et se détériore. Dans la relation éducative, chaque étudiant « doit se sentir accueilli et aimé pour ce qu’il est, avec toutes ses limites et ses potentialités » (cf. Pape François, Discours aux membres de l’Union catholique italienne des enseignants de collège UCIIM, 14 mars 2015). Le réseau éducatif Un défi supplémentaire, lié aux précédents, est de retrouver la responsabilité communautaire de l’éducation. Dans la société, comme dans les écoles et dans les universités, un réseau fécond de coopération aura pour effet que les enseignants puissent bien travailler ensemble, avec les élèves et leurs familles. Éduquer à l’accueil de la diversité L’acceptation de la diversité est fondamentale dans l’éducation au respect réciproque et dans la liberté d’exprimer ses propres idées et ses propres convictions religieuses. Cette attitude constructive trouve son humus naturel dans le dialogue désintéressé (cf. Evangelii gaudium, n. 142), qui dans la recherche commune de la paix et de la justice devient « un engagement éthique qui crée une nouvelle condition sociale » (ibid., n. 250). « La cause ontologique du contexte actuel de haine et de mépris au sein de la famille humaine est constitué par un refus radical de l’humanité de l’autre », écrit le Pape François dans le Message pour la Journée mondiale de la paix 2015 (cf. n. 4). Il est bien évident qu’accepter les différences propres à chaque culture ne signifie pas nier l’existence de valeurs objectives et de principes communs à la nature humaine elle-même, sans lesquels on ouvre la porte au relativisme culturel, à l’oubli de la mémoire, au nihilisme et au radicalisme (cf. Pape François, Lumen fidei, n. 25). « Une culture qui rejette l’autre, brise les liens les plus intimes et les plus vrais, finissant par défaire et désagréger toute la société, et par engendrer la violence et la mort » (12 janvier 2015). Pour éviter ces conséquences néfastes, le Pape lui-même indique l’horizon de la fraternité qui « renvoie à la croissance en plénitude de tout homme et de toute femme [où] les justes ambitions d’une personne, surtout si elle est jeune, ne doivent pas être frustrées ni blessées, l’espérance de pouvoir les réaliser ne doit pas être volée » (Pape François, Message pour la Journée mondiale de la paix, n. 8). L’engagement éducatif des écoles et de l’université catholique pour la paix est exemplaire, en particulier dans les pays émergents. Je souhaite que la même voie et les mêmes critères éducatifs inspirent l’action des responsables des autres communautés religieuses dans le monde pour une éducation humaniste, respectueuse des libertés fondamentales de la personne. Si cela se produit, le rêve d’une nouvelle humanité capable de dialoguer dans l’harmonie et dans la paix, selon le dessein du shalom biblique, ne sera plus une utopie. Conclusion Je voudrais conclure cette réflexion par les paroles d’un prophète de notre temps, le regretté don Tonino Bello, évêque de Molfetta : « La paix requiert lutte, souffrance, ténacité. Elle exige un prix élevé d’incompréhension et de sacrifice. Elle refuse la tentation de la jouissance. Elle ne tolère pas les attitudes sédentaires. Elle n’a pas grand chose à voir avec la banale « vie pacifique ». Oui, la paix avant d’être un but est un chemin. Et, de plus, un chemin à gravir. Et bienheureux sera, parce qu’artisan de paix, non celui qui prétend se trouver à l’arrivée sans jamais être parti, mais celui qui part ». |