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NOTE DU SAINT-SIÈGE SUR LA QUESTION DES SOUS-MUNITIONS*
Depuis la conception et la production des sous-munitions, à partir de la deuxième guerre mondiale, de telles armes ont eu une attractivité notoire parmi les militaires et ont connu un développement rapide entre les années cinquante et les années soixante-dix. Toutefois, les premières tentatives dans les années soixante-dix pour proposer des limitations plus ou moins radicales montrent bien que les problèmes que posent ces armes ont été identifiés relativement tôt. La multiplicité des acteurs (une trentaine de pays producteurs, quelques dizaines de pays possesseurs et utilisateurs potentiels, et l'entrée en scène depuis quelque temps d'acteurs non étatiques) ne peut que rendre la situation plus problématique. La cinquantaine d'années écoulées nous donne le recul suffisant et une image assez précise permettant de porter un jugement objectif sur la nature de ces armes et sur leurs utilisations. Les sous-munitions soulèvent une grave question humanitaire. La nature particulièrement insidieuse de ces armes est en fait contraire à la dignité humaine qui est à la base du droit humanitaire. En produisant des effets indiscriminés, les sous-munitions violent en particulier les principes de nécessité et de distinction. L'utilisation massive des sous-munitions enregistrée ces dernières années, notamment en raison de leur capacité à couvrir de larges régions (foot print) à des coûts relativement bas, a produit une grande quantité de restes explosifs de guerre. Tout cela constitue un sérieux obstacle au retour des populations évacuées, déplacées ou réfugiées dans leurs lieux d'habitation, et à l'accès aux lieux où ces populations exercent leurs activités socio-économiques, pendant de longues périodes après la fin des conflits. Evidemment, cela pose aussi un sérieux problème pour les opérations de maintien de la paix et quelquefois pour la réconciliation et pour la reconstruction politique. De nombreux pays ont été profondément affectés par les sous-munitions et auront encore besoin de longues années avant de se libérer d'un tel handicap. Sans oublier le coût élevé en vies humaines, notamment parmi les enfants. À ce propos, il est difficile de comprendre la nécessité qu'elles soient de facture attractive pour les enfants, si ce n'est avec la volonté de nuire au delà des objectifs militaires invoqués. Déjà un grand nombre de pays, le CICR, plusieurs Organisations internationales et un grand nombre d'ONG, rassemblés sous la houlette de la "Cluster Munitions Coalition", ont reconnu la grave question humanitaire posée par les sous-munitions, qui ne devraient pas être considérées comme une arme conventionnelle légitime. Cette conviction requiert une action rapide et appropriée, afin de remédier une telle lacune du droit international. La solution ne peut venir que de la coopération entre tous les acteurs, gouvernements, organisations internationales, société civile, pays producteurs, pays utilisateurs, pays affectés, pays développés ou en voie de développement, etc. Les acteurs ne peuvent pas seulement s'attaquer aux conséquences du problème mais devraient aussi en considérer les causes. Le Saint-Siège apprécie et soutient les décisions déjà prises par plusieurs pays pour interdire ou limiter l'utilisation, ou bien pour instituer des moratoires concernant les sous-munitions en général ou bien certains types de sous-munitions en particulier. Cette prise de conscience encourage à aller de l'avant et à ne pas se contenter d'affirmations dogmatiques de la légitimité des sous-munitions. Toutes les armes aujourd'hui interdites ou dont l'utilisation est réglementée ont été considérées à certains moments comme légitimes. Démontrer l'adéquation des sous-munitions avec les exigences du droit humanitaire international incombe en premier lieu à ceux qui les utilisent ou bien veulent les avoir dans leurs arsenaux. La preuve ne peut se résumer à une déclaration de légitimité. Il est impératif d'obtenir des informations fiables de la part de ceux qui proclament l'utilité militaire des sous-munitions et de publier les données qu'ils détiennent concernant les conséquences immédiates au cours des hostilités et des conséquences après la fin des conflits. La majorité écrasante des victimes des sous munitions sont des civils, et surtout les enfants qui constituent le tiers des victimes. L'argument de dommages collatéraux est irrecevable au vu de la proportion des victimes civiles pendant le conflit et au vu des souffrances et des conséquences pour toute la population des régions affectées durant la période qui suit l'arrêt des hostilités. Une attitude critique reste de rigueur en face de l'éventualité d'une amélioration technologique qui soi disant mènerait à la production de sous-munitions avec des taux d'échec de 1 ou 2 %. Tout d'abord, ces taux ne peuvent jamais être démontrés: les tests en laboratoire ou au cours de manœuvres en temps de paix ne correspondent jamais à l'utilisation sur les champs de bataille, parce que le taux d'échec dépend aussi bien des caractéristiques technologiques qu'environnementales. Les récents conflits où de sous-munitions de la dernière génération, possédant les systèmes qui auraient dû limiter les taux d'échecs à 1%, n'ont nullement fonctionné comme prévu. Les taux des petites bombes non explosées sont de loin beaucoup plus élevés et les conséquences humanitaires pour les populations civiles aussi désastreuses que lors de conflits antérieurs. D'un autre côté, même si on voulait accepter l'argument du taux de fiabilité, il n'en reste pas moins que les derniers conflits ont montré que les sous-munitions ont été utilisées en centaine de milliers et en millions: 1% d'échec cela signifie beaucoup de victimes innocentes et énormément de petites bombes non explosées et de régions affectées pour de longues années. Le problème est évidemment très complexe et ne peut pas être envisagé d'un point de vue seulement technique, mais il est nécessaire d'adopter une approche humanitaire fondée principalement sur la dignité humaine. A partir de ces constatations, le Saint-Siège apporte son appui à tout processus et à tous les efforts qui cherchent à atteindre l'objectif idéal, rationnel et raisonnable d'interdire la production, la possession, le transfert et l'utilisation des sous-munitions, de détruire les stocks, d'entamer un effort collectif basé sur la coopération internationale pour dépolluer les régions affectées et pour assister les personnes et les communautés victimes de ces armes. La CCW semble être le forum le plus approprié pour négocier un éventuel traité, à condition que trois éléments essentiels soient respectés: adoption d'un mandat substantiel qui permette de s'attaquer de manière appropriée aux problèmes générés par les sous-munitions; adoption d'un cadre temporel de la négociation; négociation de bonne foi d'un texte efficace et applicable loin des sentiers du plus petit commun dénominateur. Ne rien faire ou bien se limiter à une action formelle incapable de protéger le mieux possible les populations civiles ne donnera pas plus de crédibilité à la CCW. La crédibilité vient du traitement des problèmes d'une manière sérieuse, efficace et productive. Le Saint-Siège réitère ce que sa délégation avait exprimé à la fin de la réunion de la Troisième Conférence d'examen de la CCW le 17 novembre 2006: "Since the humanitarian dimension of this question is so serious, and demanding an urgent response, it is understandable and worthwhile that all additional initiatives that can be taken to move forward the process towards an international agreement be encouraged". L'exemple de la Convention d'Ottawa, fruit d'une négociation distincte mais non séparée de la CCW, encourage à prendre un chemin difficile et exigeant mais combien exaltant. Le plus facile serait de ne rien faire. Mais le prix de la facilité a des noms et des visages. C'est le nom et le visage de chacune des victimes de ces armes pernicieuses. Présentant une valeur ajoutée du multilatéralisme, les deux processus peuvent être complémentaires et se renforcer mutuellement, sans exclure l'éventualité d'une convergence à un stade ultérieur des négociations. Un processus en dehors du cadre de la CCW devrait en tout cas respecter certaines exigences, comme une approche transparente, inclusive et la plus large possible. Etant d'une grande complexité, le processus, dont l'objectif est de répondre au problème humanitaire posé par les sous-munitions, devrait aussi s'attaquer à une série de questions, inter alia: la définition des sous-munitions et les critères pour une telle définition; les objectifs d'un éventuel instrument et l'adoption de mesures efficaces pour le monitoring de sa mise en oeuvre; l'adoption de mesures claires concernant la responsabilité et l'assistance dans le domaine du déminage des régions polluées; les dispositions concernant l'interdiction de l'utilisation de ces armes et la destruction des stocks existants; les aspects relatifs à la coopération et l'assistance internationale aux personnes et aux communautés victimes des sous-munitions. On est encouragé dans le choix de cette option par la prise de conscience des pays, notamment de la part de pays producteurs qui commencent à se poser des questions; cela réconforte dans l'importance de la défense d'une norme éthique et humanitaire exigeante dans le domaine de l'adéquation entre les sortes d'armes et le droit humanitaire international. Certains de ces pays ont déjà pris la décision d'exclure immédiatement de leurs inventaires certains types de sous-munitions; d'autres se sont déjà engagés à remplacer définitivement les sous-munitions par des armes d'une autre nature. On comprendrait que faute de pouvoir trouver une solution immédiate et en une seule fois, on puisse envisager une période transitoire pour atteindre l'objectif d'une interdiction totale. Mais il serait impératif de renforcer la réglementation de l'utilisation pendant cette période transitoire, au moyen, par exemple, de l'interdiction immédiate de certains types et du respect scrupuleux des règles de la distinction et de la nécessité, et par-dessus tout, s'en tenir à une conception strictement défensive dans l'utilisation des sous-munitions pour la protection exclusive du territoire national. Il s'agit d'éléments essentiels pour placer dès maintenant au centre de notre attention la reconnaissance de la valeur fondamentale de la dignité humaine, qui doit constituer l'aspect fondamental de tous les efforts et de tous les processus qui cherchent à renforcer le droit humanitaire international.
*L’Osservatore Romano, 28.6.2007 p.2. L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n.27 p.9, 10. |