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Pontifical Council for the Pastoral Care of Migrants and Itinerant People People on the Move N° 107, August 2008 LA FAMILLE TZIGANE ET LES NOUVELLES MIGRATIONS Evêque Gilbert LOUIS Diocèse de Châlons France En introduction à cette intervention sur la famille tzigane et sur les évolutions constatées à travers les migrations récentes, je voudrais préciser en quelques mots mon lieu dobservation. Pendant sept années, de 1999 à 2006, jai eu la responsabilité daccompagner le « mouvement catholique des gens du voyage » au nom de la Conférence Épiscopale Française. A ce titre, jai participé aux divers temps forts du mouvement (Conseil national, Congrès national, rencontres daumôniers ou de religieuses) et plus particulièrement aux grands pèlerinages de Lourdes ou des Saintes Maries de la mer où se rassemblent, chaque année, des milliers de voyageurs appartenant à des ethnies différentes. Cest au cours de ces rassemblements, en raison dune plus grande proximité avec les familles tziganes sur les terrains de stationnement, que jai été le plus en mesure de découvrir ce qui fait leur quotidien, leurs préoccupations, leurs modes de vie, leur sensibilité religieuse, la culture ambiante. En apportant ces précisions dentrée de jeu, je désire prévenir ainsi les auditeurs que mon approche est forcément partielle. Dautant plus partielle quelle concerne presque exclusivement la population tzigane vivant sur le territoire français. Qui sont-ils ? Les tziganes de nationalité française sont au nombre denviron 350.000 à 400.000. Ils ne connaissent pas dautres terres que lHexagone où ils sont bien établis depuis plusieurs siècles. Leur statut administratif a évolué jusquà être identifié au droit commun : ils peuvent désormais avoir une carte didentité nationale et être inscrits sur les listes électorales. Ils bénéficient de toutes les dispositions sociales de soutien de tout le monde. Ils se considèrent justement comme Français à part entière et naiment donc pas que leur soit attribué le terme de migrants. Tout autre est la situation des Roms de lEurope de lEst arrivant en France depuis une quinzaine dannées. Ceux-ci peuvent donc être qualifiés de migrants. Ils profitent de louverture de lEurope et des frontières pour fuir des conditions de vie totalement indignes dans les pays où ils ont connu lesclavage pendant plusieurs siècles et où ils sont aujourdhui victimes dune discrimination à caractère raciste très sévère. Ils sont en quête dun pays daccueil où ils pourront sétablir en paix. Traits caractéristiques de la famille tzigane et évolutions Quels que soient les situations, les modes dhabitat, les conditions de vie modestes ou plus confortables, quils soient itinérants, semi-sédentaires ou sédantaires, les tziganes ont en commun un sens très prononcé de la famille. Pour tout être humain, il est vrai, la famille représente le premier lieu de socialisation. Si la famille vient à faire défaut, la personne souffre, dès son entrée dans la vie, dun manque destabilisant et douloureux qui va le marquer à tout jamais. Lhomme naît dune famille et dans une famille; il grandit dans une famille, en vue de fonder la sienne propre, plus tard, une fois devenu adulte. La famille est la plus ancienne institution, née de la nécessité de préparer les enfants à affronter lexistence et de les protéger contre les dangers extérieurs. Aujourdhui encore, ne faut-il pas protéger les enfants des personnes malfaisantes ou de la violence transmise en permanence par certains jeux vidéo et autres média ? Si donc la famille est un bien commun de lhumanité, que représente-t-elle de singulier dans le monde tzigane ? On peut dire que, dans la vie du Rom/Tzigane et du Voyageur, tout gravite autour de sa famille. Elle est lunité de base dans lorganisation sociale. Elle est un système de groupes familiaux. Elle est lunité économique dans laquelle sexercent le travail et ses solidarités. Elle est lunité éducative qui assure lapprentissage à la vie sociale, la sécurité et la protection de lindividu. Dans les situations précaires et la mobilité des Gens du voyage, elle est un élément de permanence, une base de stabilité pour les membres du groupe. Au sein de la société occidentale, on est venu à parler de la famille « nucléaire », dans la mesure où celle-ci peut se trouver réduite à sa plus simple expression avec un père et/ou une mère et un maximum de deux enfants. Il nen est pas de même pour la famille tzigane qui sapparente davantage à ce qui est vécu en Afrique ou en Asie dans des sociétés dites plus traditionnelles. Pour les Roms comme pour les Gens du voyage, il sagit de la « famille élargie » comportant un nombre important de personnes. La famille tzigane est essentiellement communautaire. Elle forme un tout. Elle nest pas une addition ou une juxtaposition dindividus. Il y a primauté du groupe familial sur lindividu. Cest un ensemble de personnes qui vivent entre elles une solidarité avec un fort sentiment dappartenance. Cest à loccasion des contacts avec lextérieur et avec létranger que la cohésion du groupe tend à se renforcer, à la mesure des menaces ressenties. La rencontre se fait le plus souvent sous le mode de laffrontement. Quun membre dune famille se trouve agressé ou accusé dun méfait, il sera protégé et défendu par le groupe. Je repense, par exemple, à un drame survenu sur un terrain occupé par des semi-sédentaires. Une femme se disant poussée à bout en raison des violences subies par son mari, avait fini par le tuer dun coup de fusil, pendant son sommeil. Lors de lenquête de gendarmerie, la famille de la victime sétait murée dans le mutisme, affirmant seulement que la victime était quelquun de bien, un bon mari auquel on ne pouvait rien reprocher. A lintérieur du groupe familial, tous les membres demeurent solidement unis quelle que soit la situation des uns ou des autres, chacun ayant sa place dans le groupe et une fonction qui nen fait pas une charge. Cest ainsi que les personnes âgées sont entourées du plus grand respect et finissent leurs vieux jours au sein du groupe. Les placer en maison de retraite, comme le font les « gadjé », serait considéré comme un abandon fautif. Les quelques rares célibataires demeurent en compagnie des parents. Les handicapés sont eux aussi sujet de la prévenance de tous; ils sont aimés pour ce quils sont, pour la place quils peuvent prendre dans le groupe familial. Les malades ne sont pas laissés seuls. Quand une hospitalisation savère indispensable, les membres de la famille ont à cur dassurer une présence continue près de la personne malade, ce qui nest pas sans poser de problème dans notre système hospitalier technicisé à lextrême. Ceux de la famille qui ne peuvent être là se tiennent informés de lévolution de la maladie. Lorsque survient un deuil, la personne qui décède, elle non plus, ne peut être délaissée par la famille. Je garde en mémoire, il y a quelques années, le décès dune fillette de 12 ans, survenu dans une commune proche de Châlons en Champagne. La parenté était alors accourue de partout, avec une dizaine de caravanes disposées auprès de la maison. Pendant la semaine qui a précédé lenterrement, ils sont demeurés là pour veiller celle qui était morte et apporter leur soutien aux parents. Au sein de la famille, les hommes et les femmes remplissent des rôles bien différenciés mais vécus en complémentarité. Lhomme se doit dassurer la cohésion de sa famille, il en est le chef. Cest à lui quil revient de prendre les décisions. A lextérieur, il défend lhonneur et la respectabilité de la famille. Soucieux de rechercher un travail lui permettant de subvenir aux besoins élémentaires de la famille, il est souvent amené à sortir et à se déplacer pour prendre les contacts nécessaires. Un certain nombre de métiers (ravaleur de façade, commerçant ambulant, brocanteur, petits métiers chez un patron) permettent de vivre assez bien, dautres seulement de survivre. Mais, avant de se situer dans un système économique basé sur la production et la rentabilité, le tzigane a dabord le souci de faire vivre sa famille au jour le jour. On ne trouve pas chez lui de thésaurisation ni dambitions démesurées. Et dès que ses ressources le lui permettent, il utilise ce quil a gagné pour faire la fête avec les amis ou se lancer dans des dépenses plus importantes : repas en groupe, achat de matériel ou de voitures. Limportant nest pas de prévoir pour demain, mais de vivre linstant qui passe. En ce qui concerne le rôle de la femme, bien quelle ne détienne pas lautorité, elle bénéficie dune relative indépendance dans la sphère domestique qui est la sienne. Elle a un rôle important qui est dassurer la subsistance quotidienne de la famille (repas, habillement). Le plus souvent, elle a la charge du ravitaillement et des démarches auprès des organismes sociaux. Dans le domaine de léducation, il lui revient dassurer celle des enfants au cours des premières années et celle des filles jusquà leur mariage. Bien que porteuse des traditions, elle peut être en même temps un facteur dévolution de ces traditions. On a souvent coutume de dire que, chez les gens du voyage, lenfant est roi. Il lest certes mais pas à la manière dont nous lentendons habituellement dans la société sédentaire quand la famille se réduit parfois à lenfant unique. Or, chez les tziganes, lenfant nest pas seul. Il est entouré de nombreux frères et surs et son éducation relève non seulement de la responsabilité de ses parents mais du groupe familial qui est composé de plusieurs générations vivant ensemble. Immergé dans le groupe, en contact permanent avec les adultes, associé aux activités de la vie quotidienne et confronté aux exigences de la vie collective, lenfant fait ainsi rapidement lapprentissage dune vie sociale. Il se trouve en même temps poussé à prendre des initiatives et à se conduire de façon autonome tout en tenant compte des autres autour de lui. La famille est le lieu premier et essentiel de son éducation. Là où des problèmes se posent à lenfant et à sa famille, cest au moment de sa scolarisation, dans la mesure où lécole est perçue comme un élément extérieur qui échappe à la maîtrise des familles. De plus, lécole promeut des valeurs autres que celles véhiculées dans la culture tzigane, voire des valeurs opposées (individualisme, réussite personnelle, goût de la performance
). A ces éléments négatifs sajoute le fait que les parents gardent un souvenir plutôt mitigé de leur propre scolarité. Ils ne sont donc pas convaincus que la filière scolaire est la meilleure voie pour réussir dans la vie sociale ou professionnelle. A leurs yeux, des enfants non scolarisés semblent se débrouiller aussi bien, parfois mieux que ceux qui sont allés à lécole. Quant à lenfant, pris dans un système éducatif complètement différent, avec ses règles propres, et qui vient souvent contrecarrer sa spontanéité et ses habitudes, il peut être profondément perturbé jusquà manifester un comportement agressif. Dans lignorance des repères culturels de lenfant et du système éducatif familial qui la façonné, on aura vite fait de le considérer comme socialement inadapté. Ceci étant dit, il y a de plus en plus denfants scolarisés. Cette avancée fait de lécole un élément dévolution au sein des familles et dans la rencontre avec les non tziganes. Mais elle nest pas le seul élément de transformation qui touche la famille tzigane. Nous pouvons en repérer quelques autres. Le fait, par exemple, que les logements proposés aux tziganes ne sont pas toujours adaptés à leur mode de vie (« je suis comme dans une prison » me confiait une jeune fille qui ne rêvait que dune seule chose : se libérer des quatre murs de la maison et reprendre la route au plus vite), le fait aussi que beaucoup de logements sont loin de faciliter les regroupements familiaux, a pour conséquence de réduire la taille des groupes familiaux. Dun autre côté, les mariages mixtes, plus fréquents quautrefois, contribuent également à isoler la famille qui sest ainsi constituée. Le changement, nous le percevons aussi chez les jeunes générations. Il est certains jeunes qui critiquent le style de vie de leurs parents, leur langue, leurs activités peu rémunératrices, même sils ne vont pas jusquà prendre le risque de sexclure du groupe. Sollicités par tous les moyens de communications modernes, ils prennent de la distance par rapport aux récits des adultes, à leurs chants et à leur musique. Dautres changements peuvent encore être observés : dans le rôle de la femme, dans lhabillement, dans les influences des moyens de communication de masse. Les nouvelles migrations On estime actuellement entre 5 et 7000 le nombre des Roms venus de lEst, dans toute la France. La majorité dentre eux arrive de Roumanie (de religion orthodoxe pour la plupart). Ils ne sont plus des Gens du voyage depuis bien longtemps. Leur mode de vie est celui des sédentaires. Leur installation dans des vieilles caravanes délabrées ou dans des cabanes de fortune au milieu des bois, lorsquils arrivent en France, le plus souvent sur des terrains sauvages où il ny a ni eau ni électricité, nindique pas un choix de leur part mais une impossibilité de trouver dautres solutions que cet habitat précaire. Sils sont venus en France, cest le plus souvent pour rejoindre un membre de la famille déjà présent et parce quils considèrent quils subissent une véritable discrimination dans des quartiers misérables de Roumanie où ils ont été relégués sous le régime communiste. Beaucoup vivent dans linsécurité totale en raison de leur situation de sans-papiers, ayant rencontré auparavant des difficultés ou une impossibilité dobtenir des documents détat civil : de nombreux Roms roumains nont pas de carte didentité et ne peuvent en obtenir. Ils nont alors quasiment aucun droit, ne reçoivent aucune subvention ni aide financière. Arrivés en France, il leur est difficile de trouver du travail et plus encore dobtenir un contrat de travail. Certains, tout en essayant de trouver du travail au noir, vendent des fleurs cueillies dans les bois, à la sortie du métro, ou font le nettoyage de pare-brises. Mais, ces activités de rue ne sont pas autorisées. Des familles, privées de toutes ressources, nont dautre issue que de pratiquer la mendicité pour nourrir leurs enfants. Ils sont régulièrement pourchassés par les forces de lordre, expulsés de terrains en terrains, de communes en communes, et parfois renvoyés dans leurs pays de départ. Pour cela, on leur remet une « Obligation de Quitter le Territoire Français » en leur proposant un retour dans le pays avec une aide de 300 euros par adulte. Souvent, ils nont pas le temps dadresser un recours devant les tribunaux ni la possibilité dobtenir laide dun avocat. Lexpulsion en elle-même est un acte violent, difficile à vivre, car il y a sur les terrains des adultes atteints de maladie grave ou des enfants en bas âge. Une maman peut se retrouver seule avec son bébé et contrainte de quitter sa caravane qui sera ensuite détruite. Comment parvenir à tout emporter ? Elle pense à la nourriture pour lenfant et elle oublie des documents importants dans la caravane. Certaines familles séloignent du terrain avant que lexpulsion nait lieu et reviennent ensuite pour chercher des objets personnels. Il reste que le bilan de ces expulsions est une catastrophe pour les familles qui en sont les victimes : nouvelle recherche dun abri, arrêt de la scolarisation des enfants, rupture des liens avec les services sociaux et les structures de soins, arrêts des traitements, traumatisme psychologique, perte des rares biens possédés par les familles. Le problème le plus important est sans doute celui de la souffrance psychique : langoisse permanente des expulsions, des contrôles didentité, la crainte dêtre reconduits dans leur pays où des dangers encore plus importants les attendent. Malgré toutes ces difficultés, les familles rencontrées veulent continuer à vivre, animées par un étonnant instinct de survie. Cest ainsi quà la suite dune expulsion, on a vu un mari, des frères ou des cousins, venir chercher à proximité un accordéon, un violon ou une guitare et se mettre à jouer des musiques roms pour exprimer leur volonté de vivre debout ! Il est à se demander où ces Roms vont puiser les raisons de vivre et de croire en un avenir meilleur. A vue humaine, il y a de quoi désespérer. Sans doute faut-il chercher une part dexplication dans la longue histoire des Roms, façonnés par des siècles durant lesquels ils ont été obligés de composer avec la dispersion et le traitement quon leur faisait subir. Dans un univers culturel fondé sur ladaptation permanente à des situations difficiles et évolutives, Roms, tziganes et voyageurs ont développé une tradition de changement, une tradition dinnovation qui permet une relative stabilité à travers la précarité. Ils ont appris à composer avec les cultures et les sociétés rencontrées. Il faut déjà noter en positif, pour ce qui regarde la France, la création par les Roms et les voyageurs eux-mêmes dorganismes de défense de leurs droits. Ces associations permettent ainsi de dépasser les divisions entre groupes ethniques diversifiés et de se rassembler sur des objectifs communs. Il est une autre explication à cette étonnante capacité des tziganes à affronter les défis de la vie : cest à lévidence la référence à la foi, leur profond sens religieux, leur recours à un Dieu qui les protège. En témoignent aussi bien les grands rassemblements organisés par la mission tzigane évangélique que les principaux pèlerinages de Lourdes et des Saintes Maries de la Mer. Ces temps de retrouvailles sont des lieux importants dévangélisation et de pratique des sacrements pour des familles entières. En conclusion Permettez-moi de terminer, en reprenant ce que jécrivais dans un article sur « Les gens du voyage », paru dans « Documents Episcopat » en 2005 : « Nous devons nous demander quelles relations sont réellement vécues avec les gens du voyage ? Quelles passerelles sont établies entre eux et les gadjé ? Quelle présence aux événements familiaux, quelle reconnaissance de leur culture ? Quelle participation à une entraide sociale (scolaire, éducative, médicale
) ? Quel respect de leur dignité et quel soutien dans la défense de leurs droits (aires de stationnement, libre circulation
) ? Il est clair quun tel appel sadresse aussi bien à la société quà lEglise. En ce qui concerne lEglise, beaucoup a déjà été réalisé. Laxe principal de laction pastorale a toujours recherché à ce que les Tziganes soient les premiers acteurs de toute célébration, de toute prise de parole. Elle a voulu favoriser leur prise de responsabilité au sein de leur peuple par la reconnaissance de ministères adaptés à la condition itinérante. Elle a pris des initiatives de formation à la foi. Mais il reste encore à inventer pour que les Gens du voyage trouvent une vraie place et une place originale. De nombreux évêques savent se rendre présents à divers pèlerinages que les Gens du voyage aiment fréquenter. Nous savons limportance que revêt à leurs yeux tout à la fois la sollicitude venant des responsables de lEglise ». |