CONFÉRENCE DU CARDINAL TOMKO Samedi 18 septembre 1999
Le XVIIIème siècle décline et les derniers soubresauts de la Révolution traversent la société civile et l'Eglise de l'époque. Le monde connu de l'Europe vit les résidus de l'ère des Etats absolutistes avec la France, l'Espagne, l'Angleterre, toutes lancées dans la conquête de territoires. Dans cette conjoncture de concurrence, de défis politiques et stratégiques, le Saint-Siège s'engage davantage vers l'art d'une diplomatie indépendante, afin de préserver le droit et la paix avec les puissances du moment, dans l'intention d'assurer l'œuvre d'évangélisation. En France, le gallicanisme et l'excommunication de Napoléon exacerbent les luttes au sein du Clergé et des fidèles. Le Cardinal Fesch, Archevêque de Lyon et oncle de Napoléon cède à la compromission du sang pour prendre le parti de son neveu. En 1800, Pie VII est élu Pape. Les relations avec Rome sont tendues et les activités de Propaganda Fide (l'organisme chargé de l'œuvre d'évangélisation) sont bloquées. Il devient impossible d'aller vers les pays de mission. Un laïcat catholique prend forme. Il affirme sa foi d'un côté, par le rejet du gallicanisme, de l'autre par des œuvres de charité, en particulier, envers les nouveaux pauvres nés des ruines de l'Empire napoléonien, et enfin par un engagement missionnaire dynamique empreint d'une grande audace. Dans ce contexte émerge la figure d'une jeune fille, Pauline Jaricot, dont les pas vont ouvrir des perspectives missionnaires insoupçonnées pour l'Eglise universelle. 1. Bref profil biographique Pauline Jaricot, la dernière des sept enfants d'une famille de marchands de soie, est née à Lyon, le 22 juillet 1799, durant une période difficile pour l'Eglise en France. Le clergé est divisé: d'un côté les prêtres «assermentés» de tendance gallicane et de l'autre les prêtres «réfractaires» fidèles à Rome. Evidemment le pouvoir politique appuie la première tendance qui a son homme fort en la personne du Card. Fesch, Archevêque de Lyon, oncle de Napoléon Bonaparte; cette Eglise avec le clergé «assermenté» et «officiel» détient aussi les registres de baptêmes. Mais la famille Jaricot est amie des prêtres «réfractaires» et Pauline est baptisée à la maison. Très vivante, la petite fille mène une vie insouciante dans un milieu très croyant et aisé, «vivante de sa propre vie», comme elle l'écrit joyeusement. Une chute d'un tabouret fort haut, sur lequel elle était montée, lui cause un choc au système nerveux. La mort de sa mère, puis un sermon de l'abbé Würtz la mènent à l'âge de 17 ans, à une conversion résolue. Avec la même passion, elle se lance à aimer Dieu dans les créatures et le Christ dans les pauvres et les incurables de l'hôpital. Elle organise parmi les ouvrières le groupe des «Réparatrices» (mon bataillon sacré, comme elle l'appelle) et suit les catéchèses bibliques que donne, au personnel hospitalier, le jeune aumônier, Clément Villecourt, futur Cardinal. La Mission entre dans son projet spirituel à travers ses rêves de devenir missionnaire en Chine, rêves partagés avec son frère Philéas, et repris plus tard quand lui-même se joint à la «Congrégation des jeunes gens et messieurs». Cette association, quasi secrète de piété et d'action, recueille des subsides pour les Missions Etrangères de Paris, en faveur des missions en Extrême-Orient. Pauline soutient son frère, au Séminaire Saint-Sulpice, par une correspondance suivie. Mais, ne pouvant aller en Asie, elle cherche sous quelle autre forme aider les missions. Elle reçoit un appel pour aider la mission en Louisiane où se trouve une colonie française, des prêtres et des évêques missionnaires. Pauline découvre que la mission n'est pas seulement en Asie, que la mission de l'Eglise est universelle. Comme elle le confessera «toute la terre m'a paru fécondée par la présence de ce divin Sauveur dans le Très Saint-Sacrement. De cela résulte la correspondance avec mon frère, alors au Séminaire Saint-Sulpice à Paris, pour l'encourager dans sa vocation... De cette correspondance avec mon frère et de cette disposition personnelle, est venue la Propagation de la Foi». Déjà en 1818, Pauline a commencé à recueillir un «sou» par semaine, moins d'un franc aujourd'hui, auprès des 200 ouvrières de l'usine de son beau-frère. Ensuite elle lance une nouvelle méthode basée sur le système décimal: chaque personne, associée à l'œuvre de la Propagation de la Foi, doit trouver dix autres personnes qui, à leur tour, en trouvent chacune dix autres, formant ainsi des «centaines» d'animatrices et de bienfaitrices, et même des «milliers» jusqu'à l'infini. Les «dizaines», les «centaines» et les «milliers» recueillent respectivement la collecte hebdomadaire de dix, de cent, de mille personnes associées. Un plan d'une extrême facilité et simplicité, efficace aussi, nourri d'une spiritualité eucharistique, se répand en peu de temps depuis Lyon vers les autres régions. En 1822, Pauline laisse tranquillement en d'autres mains la direction de la «Propagation de la Foi». La source de l'œuvre apparaît clairement dans «L'Amour infini dans la divine Eucharistie», qu'elle écrit à 23 ans. Dans l'année du Jubilé 1825, Pauline fait naître une autre œuvre providentielle, celle du «Rosaire vivant», en appliquant la même méthode que la précédente à la récitation associée de cette prière mariale, mais en remplaçant le nombre de dix associés par celui de quinze (les mystères du Rosaire sont au nombre de quinze). Il faut trouver 15 personnes et confier à chacune d'elles chaque mois le soin de réciter tous les jours une dizaine de chapelet en méditant sur le mystère correspondant de la vie de Jésus. Ce mystère, tiré au sort, change chaque mois. En outre, chaque personne associée cherchera 5 autres membres qui, à leur tour, chercheront à multiplier les adhérents. La communion de cœurs priant et méditant chaque jour la vie complète de Jésus, crée une force spirituelle immense dans l'Eglise. Le Rosaire vivant s'est étendu comme un incendie en France, au Canada, en Amérique latine, en Asie et dans le monde entier, même dans mon pays et il résiste encore en beaucoup d'endroits (NDRL: Le Cardinal Tomko est de nationalité slovaque). Tandis que ces deux initiatives concrètes obtiennent un certain succès et une vaste diffusion, la troisième initiative de Pauline est créée dans un but social, pour aider les ouvriers. C'est d'abord une banque avec des prêts sans intérêts, puis une entreprise industrielle qui échoue à cause de quelques intrus. Cette faillite devient la croix de l'ultime période de sa vie. Elle s'éteint en 1862, après avoir perdu tout son patrimoine. Concentrons-nous sur l'œuvre de la «Propagation de la Foi» qui a eu son expansion d'abord en France, où elle a été accompagnée par l'œuvre de la Sainte-Enfance, fondée par l'Evêque de Forbin-Janson et de l'œuvre de Saint-Pierre Apôtre, pour le clergé autochtone, promue par Jeanne Bigard et sa mère. Leur importance pour l'activité missionnaire de l'Eglise entière, est reconnue par le Saint-Siège, lorsque le Pape Pie XI leur confère en 1922 le statut d'organisations pontificales, et transfère le siège central à Rome sous l'unique titre d'«oeuvres pontificales missionnaires» tout en conservant leur charisme spécifique. A ces trois œuvres, s'ajoute la quatrième: «L'Union Missionnaire du Clergé» fondée en 1916 par le P. Paolo Manna, comme mouvement pour les prêtres, les religieux et les séminaristes, c'est-à-dire les animateurs les plus qualifiés de l'esprit missionnaire. Les oeuvres pontificales missionnaires ont désormais une place institutionnelle dans l'Eglise universelle et sont présentes dans tous les continents, dans 200 pays environ. Les Directeurs nationaux respectifs se réunissent chaque année à Rome pour s'enrichir pastoralement et distribuer les subsides recueillis dans l'Eglise entière, spécialement au cours de la Journée mondiale missionnaire du mois d'octobre. 2. Actualité de l'œuvre et du message de Pauline Jaricot En ce qui concerne l'aspect missionnaire de l'œuvre de Pauline Jarricot, il s'agit certainement d'une œuvre de coopération approuvée, ratifiée et même assumée par l'Eglise universelle en tant qu'«intuition, initiative et méthode» (Paul VI, 1972) soutenue et privilégiée par le Saint-Siège. Il s'agit donc d'une œuvre charismatique qui a fait preuve d'efficacité. L'actualité de l'œuvre et de son message pour notre temps, 200 ans après la naissance de Pauline et 180 ans environ après sa fondation est la question que l'on se pose aujourd'hui. 1) La personnalité même de Pauline Jaricot exerce aujourd'hui comme hier une certaine fascination. Jeune femme laïque de 23 ans à peine, elle lance une œuvre de coopération missionnaire, simple et efficace, sous une forme ouverte à tous. Son dynamisme communicatif suscite l'engagement d'un grand nombre de personnes laïques. Elle est certainement une figure attirante. Ne pouvant pas aller en mission, elle crée un organisme actif qui croît et se multiplie auprès d'autres laïcs qui ne peuvent pas non plus partir mais qui, par l'obole constante de la veuve de l'Evangile et par le soutien spirituel, aident efficacement la précieuse mission évangélisatrice de l'Eglise. Pauline, profondément spirituelle et amie de nombreuses religieuses reste toujours dans la ligne de la vocation du laïcat, non d'un laïcat passif mais entreprenant, actif et non égocentrique, mais coopérant, en y impliquant d'autres laïcs. En cela, elle correspond à l'idéal de la femme laïque tracé surtout par Pie XI et Jean-Paul II. 2) Un autre aspect d'actualité est le caractère universel que l'œuvre de Pauline Jaricot a reçu de sa Fondatrice et qui est valable encore aujourd'hui. L'universalité visible dans sa croissance et son expansion: «La semence modestement jetée en terre par Marie Pauline est devenue un grand arbre, l'œuvre de la Propagation de la foi. Dans le sillage de Marie Pauline Jaricot, toute l'Eglise est invitée à cet engagement concret» (Paul VI). Lorsque le frère de Pauline, Philéas, s'engage pour recueillir les subsides en faveur des missionnaires français en Chine, elle lui écrit avec décision: «Ma vocation n'est point de donner tellement à une œuvre que j'oublie le reste...; aller là où est le plus grand besoin... une plus grande consolation pour la sainte Eglise». C'est pourquoi elle a voulu créer une collecte pour toute l'Eglise en faveur de toutes les missions. Cette précieuse intuition universaliste de Pauline M. Jaricot s'est révélée providentielle pour les missions surtout aujourd'hui. Pie XI lui même a institué une collecte lors de la Journée missionnaire mondiale. Elle se fait dans toutes les églises catholiques lors de la Journée missionnaire mondiale. Elle se fait dans toutes les églises catholiques l'avant dernier dimanche d'octobre. Les évêques doivent transmettre la collecte tout entière au «Fonds général de solidarité» à Rome, pour qu'elle soit distribuée entièrement pour les besoins essentiels des jeunes Eglises et des missions. De même, dans cette activité, les oeuvres pontificales missionnaires donnent une aide précieuse non seulement par l'œuvre d'animation mais aussi en assurant une égale distribution à travers leur organe central qui est l'Assemblée plénière des 115 directeurs nationaux. Chaque directeur représente l'Eglise de son pays ou des pays voisins et en pré- sente à l'Assemblée les nécessités vitales et les projets relatifs. Sous le regard de tous, sont ainsi attribués les subsides pour chaque projet. Mais avant cet- te distribution collégiale et solidaire, un subside ordinaire annuel d'un montant de 35.000 dollars est envoyé à chaque circonscription missionnaire. Les circonscriptions de la compétence de la Congrégation pour l'Evangélisation des Peuples (diocèse, vicariat apostolique...) sont actuellement au nombre de 1.042 et constituent désormais 37% des circonscriptions de l'Eglise catholique. Leur développement montre le progrès de l'activité et de la maturité missionnaires mais aussi l'augmentation des subsides nécessaires. Dans les 15 dernières années le nombre de ces institutions fondamentales de l'Eglise a augmenté de plus de 160 ce qui signifie une croissance de 18%. Le subside représente le minimum vital pour leur subsistance. Mais les besoins de la mission sont immenses. Il s'agit en grande partie des pays du Tiers Monde dans lesquels les fidèles peuvent donner peu ou rien pour soutenir les nécessités ecclésiales. Tout est à créer et à construire: églises, chapelles, séminaires, écoles, dispensaires, centres catéchistiques et pastoraux, léproseries... et l'activité évangélisatrice et apostolique est à soutenir. Le personnel de ces Eglises, dont la Congrégation pour l'Evangélisation des Peuples est responsable, est composé de 51.000 prêtres, 125.000 religieuses, plus de 400.000 catéchistes. Tous ont besoin de subsides. La formation des séminaristes, la construction et l'entretien des séminaires (grands et petits) exigent chaque année plus de 40.000.000 de dollars (environ 250.000.000 FF). L'augmentation du nombre des vocations est plutôt consolante, mais par contre exige toujours davantage de la solidarité de toute l'Eglise. Grâce à Dieu, il existe des organismes et des institutions qui aident l'activité missionnaire particulière. Certains se limitent seulement à aider les œuvres sociales ou sanitaires, d'autres envoient des véhicules, d'autres encore ne travaillent que dans certains territoires. Beaucoup d'instituts religieux exerçant leur activité dans les missions ont leurs bienfaiteurs. Quelques paroisses, des diocèses et des associations soutiennent leurs compatriotes missionnaires, ou bien font des jumelages avec les jeunes Eglises. Certaines Conférences épiscopales ont des fonds spéciaux pour les missions. Ces initiatives sont toutes valables et utiles dans la mesure où elles n'oublient pas l'absolue nécessité de la vision globale, de l'universalité, des besoins de la mission et du rôle principal du Fonds général de solidarité des oeuvres pontificales missionnaires. Nous ne devons pas obliger les évêques des jeunes Eglises à voyager pendant plusieurs mois de l'année dans les différentes parties du monde, en abandonnant leurs devoirs pastoraux de leurs diocèses, pour recueillir les fonds nécessaires auprès des différents organismes, des conférences, des évêques et des amis, et finalement pour expérimenter une fois de plus que ceux qui sont pauvres de relations demeurent les plus pauvres parmi les pauvres. Voici la valeur de cette simple intuition de Pauline Jaricot pour la mission aujourd'hui. 3) Nous ne pouvons pas omettre un aspect fondamental du message laissé par Pauline Marie et qui est encore essentiel aujourd'hui pour la mission: les œuvres missionnaires bien que parfaites ne peuvent pas survivre si elles ne sont pas enracinées dans la spiritualité. Mais il est également vrai que la figure de Pauline nous est très proche et son message répond aux besoins de notre temps dans le domaine de la mission, de la coopération spirituelle et matérielle à la mission mais aussi dans le domaine de la nouvelle évangélisation. Elle peut être un modèle pour une femme jeune, dynamique, active mais aussi pour une contemplative; un exemple d'ouverture à l'œcuménisme (il faut rappeler son intérêt pour le Mouvement d'Oxford et le mouvement de prière en faveur de «nos frères séparés»), d'ouverture également à l'activité sociale en faveur des ouvriers et des pauvres et, naturellement, au monde non chrétien. Il faut la faire connaître encore davantage. Dans une période difficile, la France a donné à l'Eglise, à la mission: Pauline Marie Jaricot, Mgr Forbin-Janson et Jeanne Bigard, avec leurs œuvres charismatiques de coopération missionnaire qui résistent depuis deux siècles environ. La France a su offrir aux continents des milliers de missionnaires. Si cette France a été appelée «pays de mission», elle ne peut pas laisser éteindre ce «feu sacré» mais doit rester «pays en mission». L'Amérique latine malgré la pauvreté de vocations laisse une ouverture missionnaire à l'enseigne du programme «donar desde su pobreza» (donner de sa pauvreté). L'Afrique elle-même organise des pôles de rayonnement missionnaire. Pourquoi la France devrait-elle perdre l'élan missionnaire qui lui est propre? «La foi s'affermit lorsqu'on la donne. La mission renouvelle l'Eglise, renforce l'identité chrétienne, donne un regain d'enthousiasme et des motivations nouvelles» (RM 2), ce sont des paroles de Jean-Paul II, bien appropriées à la France. En effet, si l'Eglise de France vit aujourd'hui l'épreuve du manque de vocations, de la désaffection d'une bonne partie de la jeunesse et d'une certaine fatigue de ses communautés chrétiennes, coopérer à la mission universelle de l'Eglise sera pour elle une source de renouveau et de dynamisme. Plus on se montre généreux, plus le Seigneur nous comble de grâces; selon la parole de saint Paul: «Il ne s'agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne; ce qu'il faut, c'est l'égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoit aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l'égalité» (2 Co 8, 13-14). L'avenir de l'Eglise en France passe certainement par une ouverture toujours plus grande et généreuse à la «coopération missionnaire». Paul Claudel met sur les lèvres de l'aveugle une question qui doit nous interpeller fortement: «Vous qui voyez, que faites-vous de votre lumière?» Nous qui avons reçu gratuitement la lumière de la foi, que faisons-nous de cette foi? Eglise de France, qu'as-tu fait de ta mission? La figure et l'œuvre de Pauline Marie Jaricot sont un modèle de réponse simple, décisive et actuelle.
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